L'obsession communale : La Calle, un territoire de colonisation dans l'Est algérien, 1884-1957

Si les historiens disposent de vastes et solides synthèses sur la politique coloniale en Algérie, les monographies qui se proposent d’étudier des secteurs géographiques limités sont rares. Il faut donc se féliciter de la publication du livre de Christine Mussard, issue de sa thèse de doctorat, et consacrée à l’histoire de la commune mixte de La Calle, de sa création à sa disparition. Soit approximativement une superficie d’un millier de km², peuplée, en 1936, par  37 000 habitants, dont moins d’un millier d’Européens, au contact de la frontière tunisienne.

Curieuse création que ces communes mixtes. Elles résultent d’un esprit : celui de doter l’Algérie d’une structure administrative évolutive, tout en préservant la domination coloniale, et sans entraîner de trop grandes dépenses. La commune mixte doit englober un certain nombre de douars, considérés comme des cellules naturelles de la société dite « indigène » ; elle doit aussi accueillir des foyers de colonisation, dotées d’un patrimoine foncier prélevé sur les ressources locales, et destinés à s’émanciper rapidement sous forme de communes de plein exercice, copiées sur le modèle métropolitain. C’est donc à la fois une machine à dominer, une machine à coloniser, et, pour employer un terme actuel, une machine à « vivre ensemble ».

L’ouvrage se divise en trois grandes parties, se succédant selon l’ordre chronologique : La première partie « La fabrique d’un territoire de colonisation 1848-1909 », reprend, à petite échelle, l’inscription sur le territoire algérien d’une politique qui fait succéder au régime militaire le régime civil, avec ses administrateurs et les représentants, musulmans et européens, des populations. La « dynamiques de l’espace social et évolution du territoire 1909-1946 »  souligne l’action de forces profondes qui distordent les ambitions de départ : croissance démographique des musulmans, exode rural des Européens, et concentration des propriétés de ces derniers ; « le territoire se délite 1946-1957 » fournit à Christine Mussard l’occasion de présenter l’impact de la guerre d’Algérie sur un territoire rendu particulièrement vulnérable par la proximité de la frontière. Tandis qu’elle monte la garde sur le barrage, l’armée tente, avec les officiers des SAS, non seulement de remédier à ce qui est dénoncé comme une sous-administration, puis (mais on sort du cadre chronologique de l’étude) de constituer des municipalités avec un personnel musulman. La commune mixte, incompatible avec la politique d’intégration, a vécu, avant même que l’indépendance ne suscite un nouveau cadre communal.

Au total, ce travail, illustre à merveille les contradictions d’un système colonial fragilisé dès le départ par la faiblesse démographique de la colonisation foncière, et dont on devrait moins s’étonner de sa disparition que de l’inertie qui lui a permis de durer si longtemps. Il apparaît avant tout comme une réflexion sur la notion de territoire, comprenant son balisage, son appropriation et son orientation selon les axes qui le parcourent. Le caractère parfois un peu théorique de la réflexion n’empêche pas Christine Mussard de fournir de très nombreux éléments empruntés aux genres de vie, et en particulier à la manière dont coexistent colons et autochtones, en particulier la manière dont ces derniers investissent peu à peu les centres de colonisation. Ce travail très solide, fondé sur une recherche approfondie aux Archives d’outre-mer, complétée par une connaissance du terrain, est donc appelé à être très souvent consulté.