Hegel et l'Afrique : histoire et conscience historique africaines

Recension rédigée par Jean Martin


« Tout ce qui est rationnel est réel, tout ce qui est réel est rationnel ». La maxime du privat-docent d’Iéna, qui, quoi qu’on en ait dit, ne peut être réduit à la dimension d’idéologue officiel de l’Etat Prussien, plane-t-elle toujours sur les études philosophiques dans les universités d’Allemagne et d’autres contrées ?  Il est certain que les débats entre hégéliens de gauche et hégéliens de droite ne sont pas près de prendre fin. Les propos de l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit sur L’Afrique, « continent anhistorique, nuit et sommeil de la conscience humaine » ont, comme il fallait s’y attendre, suscité d’ardentes et fécondes controverses dans le monde des historiens et des chercheurs africanistes qui lui ont reproché son eurocentrisme et lui en font encore grief, quand ils ne s’évertuent pas à dénoncer en lui un théoricien du racisme, séide plus ou moins déclaré de Gobineau. Absurdité quand on sait que dans une de ses dernières leçons, le philosophe saluait la Révolution française en ces termes : «  Ce fut là un magnifique lever de soleil. Une émotion sublime a régné en ce temps, un enthousiasme de l’esprit a fait frissonner le monde » En France, les travaux de Jean Hippolyte, longtemps directeur de l’école normale supérieure, ont puissamment contribué au renouveau des études hégéliennes.

Alfred Adler qui, par les hasards de l’homonymie, porte un nom illustre dans les sciences humaines, s’est acquis une notoriété certaine en ethnologie et en anthropologie, notamment comme spécialiste de l’ethnie tchadienne paléonigritique Moundang. Pourtant, dès son introduction, (Pourquoi Hegel ?), il constate un retour aux sources de la philosophie classique que les enseignements sociologiques de Durckheim et de Lévy-Bruhl n’ont pas occultée. Et il revient (p.7) sur les polémiques soulevées par un discours lourd de maladresses, pour ne pas dire de coquecigrues, prononcé par un chef d’Etat français à l’université de Dakar le 26 juillet 2007. Ses propos sur l’homme africain qui ne serait pas assez entré dans l’histoire ont fait rebondir la controverse post-hégélienne. Nous avions effectivement besoin d’un penseur de cette envergure pour nous rappeler que le paysan africain vit au rythme des saisons, ce qui n’est peut-être pas très original (mais cet auteur a-t-il beaucoup observé la vie des paysans, peu nombreux à Neuilly ?)…

Dans les trois premiers chapitres, Alfred Adler s’interroge sur le passé et le présent des sociétés africaines en s’arrêtant sur la notion d’Etat traditionnel avec quelques intéressants emprunts aux travaux de Claude-Hélène Perrot. Toutefois ces considérations nous semblent mériter discussion. Si C.H. Perrot livre d’intéressantes réflexions sur l’état présent de la monarchie Asante, (elle a codirigé avec F.X. Fauvelle-Aymar un ouvrage intitulé « le retour des rois »), il serait sans doute judicieux de remarquer que cet apparent renouveau des monarchies coutumières africaines est plus apparent que réel et qu’il s’observe surtout dans les pays de savane et dans les territoires anciennement britanniques. En Ouganda, le royaume du Bouganda est un assez bel exemple de cette survie. Par tradition républicaine, les fonctionnaires coloniaux français étaient hostiles aux aristocraties régnantes et au moment des indépendances, la chefferie traditionnelle se trouvait à peu près partout en « coma dépassé » pour reprendre l’expression imagée de Jean-Joël Brégeon. L’empire des Mossi au Burkina (ex-Haute-Volta) formant la seule exception notable. Au chapitre III, Adler s’intéresse aux origines de l’Empire du Ghana dans lequel il voit une des premières constructions étatiques de l’Afrique subsaharienne. Une question se pose : ces grands « empires » africains (Ghana, Songhay, Mali) étaient-ils des Etats au sens moderne (et hégélien) du terme ?

Le chapitre IV décrit les facteurs qui sont, selon l’auteur, à l’origine de la véritable entrée de l’Afrique Noire dans l’histoire : il  mentionne dans une première partie l’héritage de la civilisation égyptienne pharaonique dont l’influence dans les royaumes nilotiques est bien analysée pp.76-78, (avec d’intéressantes allusions aux travaux de Germaine Dieterlen, de Madaule et de l’école des Dogon et de Pierre Alexandre). Il traite ensuite de la pénétration de l’islam, religion monothéiste tantôt accueillie avec faveur et tantôt repoussée avec horreur notamment par les Moundangs qu’il a bien étudiés. Le chapitre suivant (V) revient précisément sur l’islamisation de l’Afrique Noire aux  XV ème et XVIème siècles en s’attardant sur le cas de l’Empire Songhay. Les travaux de Jean Rouch, de P.O. de Sardan et de J.L. Triaud ont été intelligemment mis à profit pour étudier la transition des rois thaumaturges (dynastie de Soundjata) aux rois musulmans (de la dynastie des Askya) : de l’avènement de ces derniers date l’islamisation en profondeur de l’élite Songhay. Mais dans la conclusion de son chapitre l’auteur nous dit son scepticisme sur l’existence d’un peuple songhay. Il n’est pas seul à penser que l’histoire des grands empires africains relève en grande partie de la littérature…

Au chapitre VI (pp.111-147), qui est de loin le plus riche et le plus éclairant de cet ouvrage, nous abordons, enfin serions-nous tenté de dire, la critique des textes hégéliens eux-mêmes : la Révolution française avait mis en avant l’idée de nation, l’œuvre de Hegel formule celle d’Etat, et Adler observe justement que cet Etat n’est pas la construction bureaucratique prussienne que l’auteur de la Philosophie du Droit servait  nolens volens comme fonctionnaire en 1821, mais un Etat à venir donc une vue idéale. Quel regard Hegel a-t-il précisément jeté sur les civilisations africaines, et comment définit-il la notion de civilisation tout court ?  Pour lui cette dernière est par excellence et dans sa forme la plus achevée, le produit de l’évolution intellectuelle de l’Europe moderne et notamment de la révolution du XVIII siècle, l’Aufklärung. Quelle place fait-il aux civilisations asiatiques ? « India and China, sister nations from the dawn of civilisation » écrivait Tagore.   Hegel ne s’est guère préoccupé de l’extrême orient.  Il voit dans l’Afrique Noire un ensemble de peuples repliés sur eux-mêmes et restés étrangers aux grandes évolutions d’un monde européen avec lequel elle avait très peu de contacts sauf en ses régions littorales fréquentées par les négriers dont certains, les Portugais, avaient fondé de modestes implantations coloniales. L’auteur relève à bon droit une contradiction flagrante dans les propos de Hegel : si l’Afrique est le pays de l’or comme il l’affirme, il ne pouvait ignorer que le métal jaune a de tout temps suscité des convoitises et par conséquent attiré la venue d’étrangers. La vérité est sans doute à rechercher dans le fait que Hegel, qui n’avait jamais foulé le sol du continent noir, n’avait qu’une connaissance très rudimentaire de l’Afrique, tirée principalement de sa lecture d’Hérodote.

Les trois derniers chapitres (7-9) nous ont paru présenter moins d’intérêt et nous apprennent plus sur Lévi-Strauss, maître à penser d’Adler, que sur Hegel: au chapitre VII, l’auteur dégage ce dernier de toute accusation de racisme : la tâche est aisée pour qui sait qu’il fut un ami de l’abbé Grégoire et un adversaire déterminé de l’esclavage.  Au chapitre VIII, il nous entretient des sacrifices expiatoires pratiqués chez les Anawaté d’Amazonie et tente un parallèle avec la dette sacrificielle, autre forme de meurtre rituel, chez les Nankanse, ethnie du Nord-Ghana.

Le chapitre IX peut se résumer en une brillante dissertation d’histoire générale de la philosophie (de Descartes à Husserl)  sur le rapport à autrui et l’idée de « moi ». Le « Je est un autre » de Rimbaud n’est pas cité ici  et l’Afrique est vraiment réduite, dans ces 24 pages, à la portion congrue.

La conclusion se présente sous la forme d’une réflexion, sans doute pessimiste, mais lucide, sur l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale et post-coloniale. Il est évident que Hegel n’était pas un visionnaire ni un prophète et que certains de ses jugements sont insoutenables. Pourtant, les génocides du Rwanda et tant d’autres violences commises en Afrique sont loin de lui donner entièrement tort. Et l’auteur rend un hommage mérité au philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne qui a lui-même réhabilité l’œuvre, naguère très critiquée, du RP Tempels sur la philosophie bantoue.

Le texte est complété par deux annexes. La première nous apporte d’intéressantes remarques sur le temps calendaire chez les Moundang et nous rappelle surtout que l’arrivée de l’islam, véhiculant le calendrier hégirien, a donné à de nombreux sociétés africaines, un instrument capital de mesure du temps. Et en leur donnant une écriture, il a permis à leurs chroniqueurs de les inscrire dans la durée.

On pouvait croire que tout avait été écrit sur la vision hégélienne de l’Afrique et les débats passionnés qu’elle a engendrés: cet ouvrage, d’une lecture parfois ardue en raison de trop fréquents ex-cursus, nous en apporte le démenti.