Aux confins des empires : cartes et constructions territoriales dans le nord de la péninsule indochinoise (1885-1914)

Recension rédigée par Roland Pourtier


            Le livre de Marie de Rugy est issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université Paris 1. L’auteure propose « une histoire spatiale du nord de la péninsule indochinoise » dont « l’enjeu est de comprendre dans quelle mesure la carte est productrice de territoire ». Ce questionnement sur les corrélations entre carte et territoire constitue une entrée originale et féconde pour l’étude des dynamiques territoriales aux confins des empires britanniques et français, dans les marges d’espaces par ailleurs disputés entre la Chine et les royaumes de la péninsule indochinoise, Siam, Vietnam, Laos, États  birmans. 1885 constitue une date charnière avec l’établissement du protectorat français sur l’Annam et le Tonkin et la conquête britannique de la Haute Birmanie. C’est aussi la fin de la Conférence de Berlin qui annonce le « scramble » africain : la concordance des temps donne lieu à d’intéressantes comparaisons entre les méthodes de colonisation et de production territoriale sur les continents africains et asiatiques.

            L’ouvrage comprend neuf chapitres apportant des éclairages complémentaires sur les acteurs et les pratiques qui aboutiront à l’achèvement de la carte politique des périphéries des États indochinois. Le premier évoque les premières descriptions et cartographies des missionnaires jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles, et souligne l’importance des expéditions scientifiques au XIXe siècle, le rôle des sociétés de géographie et, sur le terrain, en parallèle des opérations militaires, des missions d’étude, dont celle d’Auguste Pavie qui constitua une avancée décisive dans la connaissance du nord de la péninsule indochinoise. Les trois chapitres suivants sont consacrés aux conditions d’élaboration des cartes, notamment à la triangulation, et aux difficultés rencontrées dans un milieu montagnard tropical, aux populations inconnues et souvent hostiles. Un des mérites du travail de Marie de Rugy réside dans la comparaison des méthodes britanniques prolongeant en haute Birmanie les travaux entrepris de longue date en Inde, et celles de la France qui crée de toute pièces les services géographiques de l’Indochine et applique les principes géodésiques et cartographiques élaborés en métropole.

            Les chapitres 5 et 6 montrent l’importance des enquêtes locales pour l’établissement de la toponymie, une tâche complexe dans un contexte multilinguistique où un même lieu porte plusieurs noms. A la différence notable de l’Afrique noire, les cartographes ont pu s’appuyer sur des documents cartographiques anciens, renvoyant à la tradition chinoise, mais dont l’interprétation prête à débats. Les géographies royales de Hué, par exemple, servirent à étayer les prétentions françaises au Laos face au Siam, les toponymes étant considérés comme des indicateurs de droits historiques. Pour l’auteure, l’élaboration des cartes ne doit cependant pas être surestimée au regard de la production territoriale ; ce qui compte avant tout ce sont les routes au sens large (fleuves, routes terrestres, voies ferrées) véritables vecteurs de l’activité militaire et commerciale. Le chemin de fer du Yunnan, achevé en 1910, représente à cet égard ce que l’administration coloniale considère comme le « prolongement naturel » du Tonkin.

            C’est seulement dans le chapitre 8 qu’est abordée la question essentielle de la frontière que l’auteure aurait pu développer davantage. Question d’une grande complexité car plusieurs conceptions et pratiques de la frontière se superposent. La frontière-ligne avec forts militaires et bornes existait entre la Chine et le Vietnam : l’administration française s’y retrouva sans difficulté. En revanche, dans les périphéries montagnardes des royaumes centrés sur les plaines régnait l’indétermination spatiale de confins mouvants et mal contrôlés par le pouvoir central.  Le tracé des frontières occupa maintes commissions de délimitation pendant de nombreuses années. La Haute Birmanie, le Haut Tonkin restèrent des espaces tampons, des glacis protecteurs, longtemps zones de non-droit  où sévissaient les « pirates ». Le dernier chapitre analyse les particularités de ces confins, le pragmatisme des administrations britanniques et françaises vis-à-vis des minorités montagnardes qui conservèrent une certaine autonomie. Au bout du compte, leur cartographie n’a pas entraîné une intégration réelle dans les constructions coloniales, ce qui conforte l’hypothèse de l’auteure  selon laquelle les cartes n’ont en elles-mêmes qu’un pouvoir limité.

            Le livre de Marie de Rugy, solidement étayé par des sources érudites croisées, tant britanniques et françaises que chinoises, siamoises et vietnamiennes, enrichit les connaissances sur la formation territoriale des périphéries indochinoises et leur spécificité ethno-géographique, et alimente une réflexion stimulante sur les fonctions de la carte dans la génétique des territoires. Un beau cahier de cartes et documents en couleur (que la réduction au format de l’ouvrage rend malheureusement illisible pour certains) complète remarquablement  l’ouvrage . Un regret : l’absence de données démographiques, car le nombre des hommes est un paramètre essentiel dans les processus de territorialisation. Les enjeux de la cartographie ne sont pas les mêmes selon que les espaces sont plus ou moins densément occupés. Ce n’est pas un hasard si les confins étudiés de la péninsule indochinoise sont « vides » en comparaison des espaces « pleins » des plaines qui firent très tôt l’objet d’une cartographie fine, tandis que les périphéries restèrent longtemps sous-cartographiées et en marge du contrôle des États.