Intérêts économiques français et décolonisation de l'Afrique du Nord, 1945-1962

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


            Samir Saul livre un travail monumental pour aider à comprendre le poids des intérêts français dans la décolonisation du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie. Sa méthode consiste à étudier très précisément la position et les stratégies d’un certain nombre de groupes essentiellement financiers et industriels, pour la période 1945-1962 (parmi les plus célèbres : Zellidja, Berliet, CFP et SN Repal), mais aussi à reprendre un certain nombre d’analyses des milieux dirigeants de l’économie française.

            En dépit de l’hétérogénéité des situations et, partant, des points de vue, plusieurs  conclusions sont à tirer de cette lecture, qui se résument à la capacité d’adaptation des milieux économiques : s’ils n’ont guère poussé à remettre en question la souveraineté de la France, les décideurs de l’économie française, avant tout désireux de stabilité, se montrent disposés à s’accommoder des changements politiques en estimant que leurs entreprises auront une place à tenir dans les pays indépendants. Pour eux, l’Afrique du Nord a toutes les chances de continuer à être une bonne affaire, même dans un cadre politique différent. L’essentiel pour eux est d’analyser les nouvelles perspectives qui s’offrent en dehors de la tutelle française.

            En va--il différemment des gouvernements ? Ceux-ci s’efforcent de mettre fin à la relation économique coloniale déséquilibrée (l’auteur reprend la notion de « Pacte colonial », qu’il vaut mieux désigner du terme plus exact, quoiqu’aussi démodé, d’« exclusif ») pour donner aux pays du Maghreb le statut de partenaires moins défavorisés ; le coût de cet effort en termes d’aides et de dépenses administratives et militaires, même durant la guerre d’Algérie, n’est pas vraiment décisif pour se déterminer pour ou contre l’indépendance, car cet effort n’apparaît pas comme disproportionné aux moyens du pays (il serait intéressant de le comparer à celui des dépenses de la conquête). De même, il n’est pas question de renoncer à la coopération après l’indépendance dans la mesure où elle constitue un atout pour l’économie métropolitaine.

            La grande leçon de ce livre est surtout de souligner le caractère second des arguments économiques en faveur de la colonisation ou contre elle. Ce sont essentiellement des considérations d’ordre politique (montée irrésistible des courants nationalistes ; consensus de plus en plus fragile en métropole) qui ont déterminé l’évolution vers les indépendances. Ce sont, de même, des considérations politiques qui ont poussé les gouvernements des États maghrébins à limiter, voire, dans certains secteurs, à supprimer radicalement, les intérêts français. Samir Saul estime que des analyses menées à propos de l’Afrique noire et de l’Indochine pourraient seules permettre d’étendre les conclusions de son étude à l’ensemble de l’empire colonial français. Toujours est-il que son livre apporte une contribution très importante au débat ouvert par les regrettés Jacques Marseille (Empire colonial et capitalisme français) et Daniel Lefeuvre (Chère Algérie) ou de Bouda Etemad (De l’Utilité des Empires).

                                                                                                   



 
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