Actualité d'André-Jean Tudesq

            Un usage universitaire déjà ancien consiste pour les disciples et collègues d'un maître assez apprécié et parvenu en fin de carrière, à lui faire l'honneur un volume de " Mélanges ". Il est beaucoup plus rare qu'un colloque lui soit consacré post mortem.  A l'initiative de la Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine qu'il avait contribué à fonder, les élèves, collègues et amis d'André-Jean Tudesq (1927-2009) professeur de sciences de la communication à l'Université de Bordeaux Michel de Montaigne, ont tenu à lui rendre, deux ans après sa disparition, cet hommage mérité (ils avaient déjà organisé une journée d'études en son honneur en 1997).

            C'était à la Sorbonne en septembre 1959. Soixante ans bientôt. Je venais de passer l'écrit du certificat d'histoire moderne et contemporaine. Je commentais le sujet avec quelques camarades dont une fille qui me dit " c'est beau la science ". L'assistant qui avait surveillé l'épreuve passa près de notre groupe en souriant, son paquet de copies sous le bras. C'était André-Jean Tudesq. La vocation tient à peu de chose, mais ce jour là je ressentis le désir, sans doute bien présomptueux, d'être un jour assistant de faculté. Et je le devins, à la Sorbonne précisément, dix sept ans plus tard. La semaine suivante, il me fit passer l'oral. J'avais tiré " L'évolution politique du Second Empire " et les choses se passèrent bien. Il ne fut plus question de cabotage et je cessai d'étudier les cartes du pilote Hédouin.

            J'avais suivi ses enseignements de travaux dirigés au cours de l'année écoulée (avec quelques infidélités au profit des cours de littérature). Ce n'était pas un de ces grands orateurs de Sorbonne à la manière de Michelet ou de Quinet ni d’Ernest Labrousse ou de Paul Lemerle, mais sa diction paisible, teintée d'un imperceptible accent d'Oc, la petite musique cévenole, reflétait un grand souci de concision et de rigueur et il savait surtout faire preuve  de bienveillance en commentant des exposés parfois médiocres. Il avait accompagné un groupe d'étudiants à Rouen pour une excursion de la journée et nous avions tous apprécié sa guidance éclairée. Au retour le car prit feu. Les gendarmes de Pont de L'Arche nous vinrent en aide. Il fallut marcher jusqu'au prochain village. Nous rentrâmes fort tard, dans un autre véhicule.
M. Tudesq ne nous avait pas dit que sa femme était souffrante.

            Fils d'un chirurgien dentiste et petit-fils d'un ingénieur général de l'armement,
André-Jean Tudesq était né à Montpellier en 1927. Agrégé d'histoire en 1952, il fut pensionnaire à la Fondation Thiers de 1954 à 1957 puis assistant à la Sorbonne de 1957 à 1961. Soutenue à la Sorbonne en 1963, sa thèse monumentale (1.277 pages) sur les grands notables de 1841 à 1849 (étude historique d'une psychologie sociale) fut saluée par le jury (Ernest Labrousse, directeur de thèse, Louis Girard, Maurice Agulhon, Pierre Guiral, R.P. Bertier de Sauvigny) comme une somme, un monument d'érudition et de clarté, une contribution majeure à la connaissance de la société française du XIX siècle. Son style
" modeste et clair " (qualités que l'on ne trouve pas toujours chez les historiens) lui valut des compliments. Quelques reproches lui furent adressés d'avoir un peu négligé les apports de la littérature (Chateaubriand, Royer-Collard, Stendhal) ainsi que le groupe des Doctrinaires et celui des Régents (Villemain, Cousin). La thèse principale était accompagnée, selon l'usage du temps, par une thèse complémentaire sur " Les conseillers généraux en France au temps de Guizot (1840 à 1848) ".

            Jean Claude Caron (Université de Clermont-Ferrand) voit dans Tudesq un
" dix-neuvièmiste à la croisée des chemins " (l'on sait que l'œuvre de Bertier de Sauvigny sur la Restauration a été sous-titrée : " La France au carrefour des passions "). Il le qualifie
" d'homme de conviction et de médiations ", et reconnait en lui un digne héritier de Labrousse, hanté nous dit-il, par " l'ambition labroussienne d'inscrire le politique dans le social"  Il lui fallait tout d'abord définir ce qu'est un grand notable. A priori ceux qui paient un cens égal ou supérieur à mille francs et sont comme tels électeurs et éligibles aux législatives sous la monarchie de Juillet.  Etude de typologie sociale, d'histoire quantitative et d'histoire sérielle. La monarchie censitaire a été représentée en France par deux régimes, dont l'un vivait de souvenirs tandis que l'autre ouvrait les voies aux bourgeois conquérants. La contribution de Tudesq sur ce dernier a été capitale.

            Sous le titre : " La grande entreprise des notables " Marc Agostino (Université de Bordeaux Montaigne) relate les étapes du patient labeur de Tudesq et insiste sur la grande importance de la presse dans sa documentation sur les " années Guizot ", mais aussi sur d'autres sources qu'il a su exploiter en chercheur infatigable. Les grands notables ne sont pas uniquement les conseillers généraux  (Les grands hommes du pays) mais aussi et plus encore les membres des grands corps de l'Etat : Conseil d'Etat, Cour des comptes, corps préfectoral, tous emplois qui, sous le régime de Juillet pouvaient être cumulés avec un mandat parlementaire, tous ceux qui forment cette « classe dirigeante » aux effectifs réduits mais dont les contours sont parfois difficiles à saisir.

            Secrétaire perpétuelle de l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux, Séverine Pacteau de Luze évoque la figure de Tudesq au sein de cette prestigieuse compagnie dont il fut élu membre titulaire en 1996 et où il siégea pendant seize ans.  Elle salue en lui un confrère discret mais d'une grande érudition et fort consciencieux, qui participa à plusieurs publications collectives et introduisit les sciences de la communication à l'Académie. Il y fit plusieurs interventions remarquées dont l'une sur les Académiciens de 1815 à 1848.

            La soutenance de sa thèse et sa nomination comme professeur à l'Université de Bordeaux avaient balisé comme une réorientation dans la carrière d'André-Jean Tudesq, certains parlent même d'une seconde carrière. La pratique du dépouillement de très nombreux organes de presse l'incita bientôt à se tourner vers l'histoire de la presse et les sciences de la communication qui faisaient alors figure de discipline nouvelle et aussi, de plus en plus résolument, vers le vingtième siècle. Le deuxième chapitre évoque cet aspect de l'œuvre de Tudesq et le professeur Pierre Albert qui collabora avec lui dans l'édition de l'Histoire générale de la presse française retrace les grandes lignes de l'évolution de cette discipline. Denis Maréchal (chargé de recherches à l'INA) évoque la richesse des archives de cette institution et les ressources qu'elle offre à l'historien. Alain Kiyindou, professeur à l'Université de Bordeaux et successeur de Tudesq dans sa chaire d'histoire de l'information, retrace la genèse de cette science et nous montre comment elle a progressivement, et non sans peine, conquis droit de cité dans le paysage académique. Jean-Jacques Cheval, également professeur à l'Université de Bordeaux et coordonnateur de l'ouvrage, revient sur ce même thème en apportant de nouveaux éclairages.

            Même si son plus illustre écrivain s'est employé à démêler les nœuds de vipères dans les familles terriennes, Bordeaux est une ville ouverte sur le large et ses habitants on ressenti l'appel de l'outre-mer. Le Sénégal fut une colonie de Bordeaux. Le chapitre 3, intitulé  "Regards et éclairages africains" évoque ce « besoin d'Afrique »  qui suscita chez Tudesq l'intérêt pour les médias dans les jeunes républiques nouvellement indépendantes. Deux universitaires africains, Ludovic Miyouna (Université Marien Ngouabi, Brazzaville) et Serge Théophile Balima (Université de Ouagadougou) situent la perception qu'il eut, assez tardivement il est vrai, de l'Afrique, perception très éloignée d'un exotisme touristique à bon compte. Nous apprenons ainsi qu'il effectua deux missions d'enseignement à Brazzaville et que, ému par la pauvreté du matériel de travail dont elle disposait, il fit abandon d'une partie de ses frais de mission au laboratoire de sciences de la communication. Cette recherche du rayonnement scientifique de l'Afrique, et cette quête d'Afrique tout court chez Tudesq, a inspiré les communications de Jean Dumas et Annie Lenoble-Bart (professeurs émérites à Bordeaux III).

            Du quatrième et dernier chapitre, on retiendra les communications d’Eugénie Aw (Université Cheikh Anta Diop, Dakar)  qui évoque le " discours audible et intelligible ", d'Amadou Ba, directeur de radio-Okapi (Nations Unies) qui loue " La grandeur dans la simplicité, la discrétion et la modestie " de son ancien directeur de thèse,  tandis que
Jean-Claude Drouin  (ancien maître de Conférences à Bordeaux) le qualifie de " Maître, collègue et ami ". Philippe Pommier lui rend hommage de ne pas s'être enfermé dans sa discipline strictement entendue, ce que trop de collègues ont eu tendance à faire.

            Le Dr Nicolas Tudesq, fils du disparu, et sa petite fille Caroline Tudesq, ont apporté leur pierre à cet hommage. Une bibliographie très détaillée et un cédérom renfermant une documentation fort intéressante sur les productions de Tudesq complètent très heureusement cet ouvrage.

            Pour qui sonne le glas ? Il est toujours attristant et angoissant de voir disparaître un ancien maître…