Tunisie, an I : journal tunisien, 1955-1956. Suivi de Tunisie, un pays d'opérette ; et Autres écrits des années tunisiennes

            Ce livre pourrait aussi s’intituler les désarrois de l’intellectuel Memmi pour paraphraser un titre célèbre, même s’il nous entraîne d’une écriture alerte sur les chemins mouvementés de l’indépendance tunisienne, au fil des jours, de 1955 à 1956.

            Albert Memmi, romancier, essayiste, après l’Algérie et la France, est retourné dans son pays d’enfance avec sa femme agrégée d’allemand, au milieu des contradictions des différentes sociétés qui se côtoient sans pour autant s’interpénétrer : celle des colons, des juifs tunisiens et des musulmans. Il vit la mise en place de la nouvelle  république car le départ des Français va anéantir avec le traité du Bardo, le régime beylical qu’il qualifie d’opérette. Il a contribué au succès de ce nouveau régime qui va paradoxalement lui enlever avec l’arabisation annoncée, sa langue, le français. « Si la France disparaissait de la carte, je serai, je crois, affolé comme si l’on m’interdisait de rentrer chez moi ». Et pourtant il ne se sent à l’aise que « de ce côté de la Méditerranée ». Déchirement et incompréhension. « J’essaye de saisir ce pays et les gens en les faisant parler... ». Il assiste à l’affrontement entre Habib Bourguiba et Ben Youssef, « ce dernier  plus extrémiste mais aussi plus traditionnaliste ». Grâce à Saumagne (1890-1972), confrère de Bourguiba au barreau, collaborateur comme lui à l’Action, journal engagé pour l’indépendance, il nous donne un portrait contrasté de ce dernier.

            Après  l’échec des négociations avec Edgar Faure, il se serait jeté sur  Saumagne « l’embrassant en pleurs sur la figure, les yeux, la bouche »  et il remarque : « C’est un type qui pleure beaucoup en vérité ». Son déchirement ne l’empêche pas d’observer avec
lucidité : « L’Histoire est devenue anticolonialiste ; les colons disparaissent : c’est tout » mais  aussi : « C’est un drame de toute manière pour les Européens et les juifs. Comment maintenant se mettre à apprendre l’arabe ». Ce qui l’amène aussi à mener avec Jean Daniel une réflexion sur le judaïsme. « Beaucoup de juifs sont communistes en Tunisie, c’est une solution assez répandue ». Or on assiste à leur expulsion du Parti (auquel il n’appartient d’ailleurs pas). « Les camarades dirigeants n’ont pas su comprendre les besoins des masses tunisiennes » disent, pour se justifier les Jeunes Communistes musulmans. Il lit le livre de Bourguiba, 25 ans de lutte pour une libre coopération mais il n’est plus dupe : « s’il y a la liberté, la coopération sera inutile. Ce sera le jeu des intérêts qui seul comptera ». Il critique l’idéalisme de la gauche qui croyait que « la libération coloniale donnerait aux anciens colonisés une vague allure de  démocratie ».

            Mais après les événements d’Egypte et l’expulsion des Juifs, il mesure l’étendue du déchirement et l’écrit dans l’Action. Il s’affirme un Juif tunisien de culture française, croyant que les causes de la libération sont justes. Et pourtant il prophétise le pire. « Au sein de la communauté tunisienne, il y a des problèmes spécifiques aux Juifs par la non coïncidence avec les musulmans : problème de la religion  musulmane et la place qu’elle prendra dans la suite ». Il redoute « que le grand fait colonial se solde par un fascisme théocratique ». Le gouvernement, en juillet 1956 « fait taxer tous les couvre-chefs à l’exception des fez et des chéchias… contre les Européens et les Juifs ». Le rétablissement - logique - des passeports et des visas l’abasourdit. Les attentats et les violences montent entre en puissance contre les Européens, entre factions tunisiennes. Il est pris à son propre
piège : «  1) Il faut aider les Tunisiens parce que leur cause est juste ; 2) partir parce que cette cause n’est pas la mienne ». Et pourtant il écrit « Sort des Juifs tunisiens ? Ils sont Tunisiens ».

            Ses commentaires politiques sont  souvent émaillés de portraits incisifs et à l’emporte pièce. Sur la veuve d’Albert Marquet, qui a laissé des tableaux émouvants de la
Tunisie : « Elle n’a pas dû être jolie car c’est une vilaine vieille ». Sartre : « écrivain socialiste d’origine bourgeoise, voit ses contradictions ; n’élimine pas ». Sur Bourguiba : « personnalité intéressante, plusieurs sincérités, violentes contradictions simultanées ». Devant son monde qui se détruit, il crie toutes ses amours déçues: « les femmes : elles ont la beauté, la douceur, la grâce. Si elles pouvaient être intelligentes. Mais non…. En général,  ce n’est qu’une façade, …enfantillage...pauvreté ».

            On s’efforce de trouver pour lui, une solution bancale : attaché culturel du gouvernement tunisien mais dans une ambassade à l’étranger ! Loin du soleil et de la beauté qui l’ont enchanté. Il refuse mais partira … «  l’érudition, une fuite », donc le retour sur
soi : « Découvrir  ma sagesse ». Il écrira  Portrait du colonisateur de bonne volonté en 1957.