A la conquête du Sahara marocain : deux siècles de convoitises étrangères : les nouvelles révélations des archives françaises

Recension rédigée par Jean Martin


            Jilal al-Adnani, chargé d'enseignement d'histoire des sciences religieuses à l'Université Mohammed V de Rabat (spécialiste reconnu des confréries et notamment de la Tijjaniyya) et Sébastien Boussois, qui enseigne les sciences politiques et l'histoire des relations internationales à l'Université libre de Bruxelles, ont consacré cette étude à l'expansion coloniale française et espagnole au Sahara occidental. Il est manifeste qu'ils entendent apporter une pierre supplémentaire à la thèse de la marocanité de cette région du continent africain, thèse d'ailleurs de moins en moins contestée de nos jours.

            La préface, due à Guillaume Jobin, auteur de deux bons ouvrages sur Lyautey et Mohammed V, est quelque peu décevante et il est regrettable que le texte ne tienne pas les promesses du titre. Ce dernier nous annonce: "Les dernières révélations des archives françaises" mais le lecteur n'en trouvera guère trace au fil de ces pages, et restera sur sa faim d'autant que l'appareil critique (29 notes de référence dans tout l'ouvrage, dont certaines ne donnent que des définitions dignes du petit Larousse), est un peu insuffisant. Le plan n'apparaît pas toujours clairement.

            La question de Tindouf, ville historiquement marocaine et aujourd'hui en territoire algérien, est bien traitée p. 102 et suivantes. La bourgade et ses environs (Saguiat el-Hamra) avaient été reconnus par la mission du capitaine Martin en 1914 puis par celle du capitaine Ressot en mars 1928. On retiendra que cette localité qualifiée de "carrefour de toutes les convoitises"  (p. 108) et dont le rôle économique était en effet important, ne fut définitivement incorporée à l'Algérie qu'en 1934, (sans doute en raison de son indéniable importance stratégique dans la perspective de la construction du chemin de fer transsaharien.). On peut remarquer que 1934 est l'année de la mort de Lyautey, celle du point final de la lutte contre la dissidence au Tafilelt, et se situe un an après que les Espagnols eussent occupé la ville de Smara.

            P. 123, nous abordons la position d'un problème central pour l'objet de l'étude. Le Sahara espagnol était-il une colonie? La réponse des auteurs est bien entendu négative et il n'y en avait pas d'autre possible. C'était une zone de protectorat (Rio-de-Oro, zone de Tarfaya) ou même simplement une zone d'influence avec une administration des plus sommaires concentrée dans quelques positions côtières, à la fois comptoirs et garnisons. Cap Juby (Tarfaya), Vila Cisneros (Dakhla). Un texte cité p. 143, mais non référencié, fait état de « deux malheureux postes perdus sur la côte du Sahara »(que l'Espagne eût parait-il été, en 1921, toute disposée à céder à la France en échange d'une rectification de frontière entre la Guinée et le Gabon). Il est évident que ce territoire, dont l'administration squelettique, (un colonel « inspecteur de la côte atlantique » et quelques officiers)[2]  était subordonnée au haut-commissaire résidant à Tétouan, relevait de plein droit du Maroc. Et même lorsque le régime franquiste lui eut donné l'appellation d' « Afrique occidentale espagnole » (1946), l'Espagne ne le contrôla jamais que très partiellement. On peut s'étonner que l'Espagne ne l'ait pas rétrocédé au Maroc en 1956, au moment de l'indépendance de ce pays et qu'il fallut attendre un accord hispano-marocain (dit accord de Cintra ou accord Balafrej-Castiella, d'avril 1958) pour qu'elle lui cédât le secteur de Tarfaya.  Il est intéressant d'apprendre que Lyautey avait protesté, en 1925 et à nouveau en 1932, contre les amputations territoriales dont les régions sahariennes du royaume chérifien faisaient l'objet. Un hommage mérité est rendu aux travaux de synthèse de Théodore Monod (p. 142).

            Un impérialisme marocain a-t-il existé? La question est implicitement posée au chapitre VI par les auteurs qui s'empressent de répondre par la négative avec documents à l'appui. Mais aux époques anciennes, quand il y avait des pachas marocains à Tombouctou, il y eut assurément une « poussée marocaine » dans ces régions,  (sous-tendue par les confréries  et notamment la Tidjaniyya) tout comme il y eut une « poussée égyptienne » sur le haut-Nil.  Toutefois la cour de Rabat savait à quoi s'en tenir sur les « rêveries islamo-historiques » d'Allal el-Fassi  et des autres dirigeants de l'istiqlal (voir la carte de la p. 182) et ne les a jamais reprises à son compte. Elle entendait régler avec réalisme la question des « frontières historiques » du royaume. La politique de « grignotage des confins » (avec les trois lignes de postes) menée par les militaires français au début du vingtième siècle eût mérité d'être traitée avec plus de précision.

            Le mot de la fin nous semble être contenu dans le titre de la Partie III, p. 170: « La marocanité du Sahara 170 ans de dispute pour rien  (1846-2016) ».

            L'étude n'a pas été relue avec toute l'attention souhaitable, notamment du point de vue orthographique et même syntaxique. On ne saurait trop conseiller à ce jeune éditeur marocain de s'assurer le concours de correcteurs ou de relecteurs maîtrisant mieux la langue française. Certaines phrases sont incompréhensibles (p. 140). L'enclave d'Ifni s'appelle Sidi Ifni et non Sidi d'Ifni (p. 123). Rappelons à un auteur arabophone que le nom de la Libye ne s'écrit pas Lybie! (p. 73). L'administrateur Robert Arnaud n'est pas resté connu en littérature sous le nom de Landrau mais sous celui de Randau (p. 155). Le nom du sultan al-Mansour signifie « le victorieux » et non « le doré » (p. 182). Les inexactitudes ne sont pas rares : aucun ministre des colonies ne  s'est  appelé Dominique Doumergue (p. 36). Gaston Doumergue détint ce portefeuille dans le ministère Combes (1902-1905). L'explorateur du Sahara Panet se prénommait Léopold et non Louis (p. 42). Le nom de l'explorateur allemand Gérard Rohlfs ne s'écrit pas Rholfs (pp. 57-59). Un autre spécialiste de la région, auteur d'une bibliographie détaillée, fut le commandant Blaudin de Thé et non Blandin de Thé (p. 40). Il n'y avait pas de gouverneurs dans les deux protectorats de Tunisie et du Maroc, mais des résidents (p. 104). On comprend mal la description du petit port de Cap Juby (p. 136) qui: « autorisait le passage de deux grosses barques qui ne pouvaient décharger par gros temps » (permettait le
mouillage ?, l'accostage ?). Peut-on considérer le général Spillmann comme « peu marocophile » (p. 180) ? Le général, que nous avons connu au CHEAM, était un arabisant, disciple de Lyautey et avait fait une grande partie de sa carrière au Maroc, notamment sous les ordres de Noguès. Il était très attaché à ce pays.

            Nous voyons mal (p. 172) quelle fut cette réunion « chez M. Boyer de Latour »  au ministère des Affaires marocaines et tunisiennes en mai 1955. Le ministre était Pierre July et le général Boyer de Latour était résident général au Maroc. On eût aimé trouver mention de la tentative rocambolesque, au début du XX° siècle, du milliardaire Lebaudy pour se proclamer « Empereur du Sahara » même s'il ne s'agit que d'une anecdote burlesque.

            La cartographie, peu soignée, est difficilement lisible. Un index eût été bienvenu, et plus encore une bibliographie, mais au delà de ces diverses lacunes, cet ouvrage rendra service à tous ceux qui s'intéressent à la question du Sahara marocain. Et les allusions à
El-Hiba et Maâ el-Aïnin évoquent le roman de Le Clézio Désert.                                                                                                    



[2] Ceci fait penser à la garnison du "Rivage des Syrtes" de Julien Gracq.