Le sultan des frontières : essai d'ethnologie historique du Maroc

            Ethnologue, ancien directeur du laboratoire d’ethnologie et de sociologie de  l’Université Paris-Nanterre, auteur d’études sur le Maroc et l’Inde, Raymond Jamous a fait le pari d’unir à sa discipline celle de l’histoire ; il s’est voulu comparatiste, étudiant les historiens et recoupant leurs thèses, allant d’Ibn Khaldoun et ses Prolégomènes en passant notamment par le Dr Linarès, auteur d’un célèbre voyage de Moulay Hassan en 1932, ou  Jacques Berque, jusqu’à des historiens récents.

            Après un premier ouvrage, Honneur et baraka (1981), sur une confédération de tribus du Rif oriental, il a émis l’hypothèse « qu’ethnologie et histoire pouvaient se compléter et dialoguer ». Il a étudié la succession des dynasties : Almoravides, Almohades, Mérinides et Wattasides, s’attardant sur les échecs et leur incapacité à se maintenir au pouvoir. Certes pour certains historiographes musulmans, il ne faut pas chercher un sens à l’histoire mais constater l’intercession divine.

            Pour d’autres en revanche, il faut se référer à des causes naturelles : solidarité de groupes, alliance entre politique et religion nécessaires mais éphémères. Pour Ibn Khaldoun, la culture urbaine, à la différence de la vie tribale, ne nécessite pas, pour sa protection une interaction entre le  pouvoir du sultan et la cité, et l’idéologie religieuse ne peut pas s’imposer comme volonté politique. D’autre part, la religion musulmane a une vocation universelle d’expansion  au-delà des frontières et ne peut se limiter à un seul territoire. Mais la situation du Maroc était devenue défensive et non plus offensive avec, sur ses côtes, des incursions espagnoles et portugaises après la Reconquista. Tandis que les Turcs, s’emparant de la plus grande partie du Maghreb, lui barraient la route de Tlemcen.

             Certes, le Maroc fut, au XV^e siècle, un centre de commerce avec les caravanes
d’Afrique (argent et or, esclaves, épices et drogues) et les importations d’Europe (fer, produits manufacturés). Mais il y eut un contournement avec la découverte du Nouveau Monde. Le sultanat des Saadiens, s’étendant jusqu’à Tombouctou, fut une transition au début du
XIV^e siècle jusqu’à l’avènement de la dynastie alawwite, remarquable par sa pérennité. Le pourquoi de cet échec revient à la thèse d’Ibn Khaldoun : leur pouvoir était religieux et le sultan saadien était aussi l’imam ; commandeur des croyants, il s’appuyait aussi sur l’armée mais celle-ci était hétéroclite, composée d’esclaves noirs, d’Arabes nomades, de renégats européens et de morisques expulsés d’Andalousie.

            Les Alawwites avec Moulay Ismaël, le Louis XIV marocain, en tireront des conclusions : ils écartèrent soigneusement du pouvoir  les autorités religieuses : chorfas (lignées descendant du chérif, du Prophète), confréries, sectes comme celle des Aïssawas  et saints locaux, tout en les privilégiant par l’exemption de l’impôt. Le sultan de Frontières était celui qui, pour établir sa domination, devenait itinérant, exerçant son « charisme » plutôt que son pouvoir sur les tribus récalcitrantes visitées à tour de rôle. « Le trône du sultan est son cheval et le ciel son baldaquin ». « Les souverains alawwites (ou alaouites) se situent loin des villes et des tribus, leur espace principal et celle de leur parcours entre ces entités ». Dans cet espace, le sultan va constituer son autorité, établir son statut de commandeur des croyants, chef de la communauté musulmane, établissant des relations entre les différents composants du pays.

            L’auteur établit une différence entre ce comportement quasi militaire à la tête de l’armée et le commandement de la Méhalla, « concept colonial », limité à des expéditions pour faire rentrer l’impôt selon des historiens européens ; Moulay Hassan selon des écrits modernes, aurait voyagé autour des capitales Fès ou Marrakech, pour collecter des ressources mais surtout pour « se donner à voir » aux notables et aux populations locales comme le fit Elizabeth 1^re !

            Il s’agissait vraiment d’une apparition charismatique et il exerçait le pouvoir de sa baraka  sur les tribus les plus hostiles ainsi subjuguées. Il devient, selon Alain Jauvion, jeune historien, «  le sultan classique  unifiant en sa personne, ce qui  précisément est distingué, séparé dans la société marocaine : les groupes des chorfas, les oulémas et les tribus. Il est l’image  d’une totalité qui se donne  comme communauté, la communauté des croyants au Maroc » (1990). Pour Ernet Gellner (1969), les chorfas se seraient installés dans l’espace – frontières  entre les tribus. Hommes de la baraka, ils s’instituent médiateurs.

            Or, muni de cette même baraka, le sultan du XVII^e siècle à la fin du XIX^e siècle, sera reconnu par les tribus et lui-même leur offrira une part dans le jeu politique. Ce qui explique, en lisant entre les lignes de l’ouvrage, la réussite de la dynastie alawwite. Notons aussi que le Maroc, circonstance favorable,  jusqu’au début du XX^e siècle, sera à l’abri des convoitises des autres voisins ou puissances.  En annexe, la politique de Lyautey au service du Maroc est tirée de Paul Rivet (2004). Royaliste  d’inspiration, admirateur de l’Ancien Régime, le maréchal  ne voudra pas instaurer un  nouvel ordre mais contribuera à asseoir l’autorité du sultan, celle de Moulay Hassan « magnifié », avec son Makhzen, installé définitivement et intervenant dans les affaires locales  de manière protectrice. L’opposition récurrente du Rif depuis 1921 et surtout avec la révolte d’Abdel Krim en 1925 est également évoquée ainsi que les évènements ayant conduit à l’indépendance après 1960.

            On peut regretter pour les profanes, que n’ait pas été jointe une généalogie de la  dynastie alaouite dont les sultans sont évoqués, même au risque de faire basculer cet essai original sur le versant de l’histoire …