Ce recueil présente les 15 actes du colloque : « Emergence d’une littérature de l’océan Indien au tournant des Lumières, Bernardin de Saint-Pierre, Parny, Bertin » qui s’est tenu du 24 au 26 septembre 2014 à l’Université de la Réunion.
Dans un chapitre introductif, « Emancipation coloniale et littérature émergente aux Mascareignes à la fin du XVIIIe siècle », Jean-Michel Racault (université de la Réunion), plante brillamment le décor en décrivant les mutations survenues dans la société et les mentalités aux îles à la veille de la Révolution.
Une première partie s’intitule : « Parny et Bertin, Créoles et poètes » et regroupe six communications.
Spécialiste confirmée de littérature française du XVIIIe siècle, Catriona Seth (Université de Nancy et All Souls College, Oxford), est l’auteure d’une biographie intitulée Evariste Parny (1753-1814), créole, révolutionnaire, académicien que nous avons naguère recensée en ces colonnes. Sous le titre : « Parny et les tropiques », elle en reprend les grandes lignes dans sa communication qui retrace la vie quelque peu mouvementée du poète issu d’une influente famille de notables de l’Ile Bourbon, enrichie entre autres activités, dans la traite négrière. Ses relations avec Voltaire, qui saluait en lui « un nouveau Tibulle » et avec Chateaubriand qu’il précéda sur les bancs du collège de Rennes, sont bien décrites de même que sa brève idylle avec la séduisante créole dont il a fait le personnage d’Eléonore et qui se nommait plus simplement Esther Troussaille (ou peut-être Esther Lelièvre).
C’est également une œuvre de Parny, Les chansons madécasses, parue en 1787, qui a inspiré la communication de Noro Rakotobe-d’Alberto, (Université de la Réunion). Cet auteur, qui a intelligemment utilisé les travaux de Paul Ottino et ceux de notre regretté confrère Jean-Claude Hébert, met en lumière l’influence de l’univers culturel malgache sur l’œuvre de Parny. Esther-Eléonore (qui n’avait pas encore quatorze ans quand il la courtisait) fut toutefois loin d’être sa seule inspiratrice ni son « unique et vif amour », comme d’aucuns l’ont affirmé et Rakotobe nous apprend qu’il eut au moins deux liaisons ancillaires avec des femmes malgaches, probablement esclaves, dont l’une, Léda, lui donna une fille. Un de ses aïeux avait vécu à Fort Dauphin et il en avait sans doute rapporté des traditions orales, des contes et légendes. L’idéal de vie de Parny n’est-il pas résumé dans le jugement que Chateaubriand a porté sur lui: « Poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l’Inde, une fontaine, un palmier et une femme » ?
Les deux communications suivantes sont consacrées aux Poésies érotiques généralement considérées comme le chef-d’œuvre de Parny : celle de Jean-Claude Jorgensen qui les considère comme « résolument épicuriennes » mais s’attarde non sans quelque complaisance nous semble-t-il, sur les « souffrances de la passion ». Angélique Gagan (université de la Réunion) se pose la question de savoir si l’île Bourbon peut être considérée comme une Cythère indianocéanique, jouant un rôle comparable à celui de Tahiti dans le Pacifique. Pour l’auteur des Poésies érotiques, elle se résume plutôt au théâtre d’un drame sentimental qui l’a séparé à jamais d’Eléonore, et non à un paradis terrestre.
Gwenaelle Boucher (Martinique) nous entretient encore de Parny, mais principalement dans ses rapports avec son compatriote de l’île Bourbon, le poète Antoine de Bertin en qui elle voit son frère en poésie. Ce dernier est loin d’avoir connu la notoriété des deux autres auteurs annoncés dans le titre de ce recueil, même si ses Amours eussent mérité de passer à la postérité. Beaucoup de potaches français ont sans doute récité « O tristesse, ô regrets, ô jours de mon enfance ! » mais sans trop savoir à qui les attribuer. Bertin se trouve, comme on s’en doute, réduit ici à la portion congrue. Il avait très jeune quitté l’île natale. Un temps officier de cavalerie, il fut compagnon de réjouissances (c’est une litote) de Parny. Si ce dernier fut comparé à Tibulle, Bertin le fut à Properce. Ses maîtresses se nommaient Catherine Sentuary (dont il fit Eucharis), Elisabeth Lagourgue (dont il fit Catilie).
Guilhem Armand (Université de la Réunion) revient sur Bertin en qui il voit l’un des derniers représentants de la poésie néo-classique (et aussi un précurseur du romantisme). Les voyages en églogue de ce poète éloigné de sa terre natale nous le montrent en proie à une quête poétique et identitaire mais ne sachant pas toujours s’abstraire du lieu commun. On lira cependant, p. 144, extraite d’une lettre adressée à Parny, une heureuse description du Cirque de Gavarnie, dont le paysage vertigineux l’impressionna grandement.
Les cinq communications de la deuxième partie, intitulée : « Emergences II » sont centrées sur l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre (du voyage aux œuvres).
A la différence des deux autres poètes étudiés dans le présent recueil, Bernardin n’était pas un créole et à leur différence également, il connut la célébrité littéraire. Ingénieur des ponts issu de la bourgeoisie cauchoise, il avait sans doute arpenté à peu près toute l’Europe en quête d’un emploi qu’il ne pouvait jamais garder en raison de son tempérament acariâtre. Son séjour aux Iles fut relativement bref (deux ans et trois mois à l’île de France et six semaines à Bourbon). Il eut une intrigue avec l’épouse de l’intendant Poivre et adressa aux autorités de la colonie de judicieuses mises en garde contre la déforestation de l’île.
Colas Duflo (Université de Nanterre) discerne dans Paul et Virginie les signes
avant-coureurs (il parle comme il se doit d’ « émergence ») de la littérature indianocéanque, tandis que Jean-Claude Carpanin Marimoutou (Université de la Réunion), sous le titre : « Spectres et paysages chez Bernardin de Saint-Pierre » observe que l’invention esthétique d’un paysage, à la limite du roman pastoral et du récit de voyage, relègue esclaves et marrons au rang de figurants et de fantômes, ce qui ne va pas sans susciter quelque effroi.
Marco Menin (Université de Turin) étudie le drame en prose Empsaël et Zoraïde réflexion sur le phénomène de l’esclavage, dont Bernardin de Saint-Pierre a situé l’action au Maroc, pays qu’il ne connaissait pas, mais qui ne peut se comprendre qu’à la lumière de son séjour à l’île de France.
Chantale Meure (Université de la Réunion) nous fait découvrir l’image de l’Inde dans trois œuvres de fiction de Bernardin, toutes trois postérieures à Paul et Virginie : La chaumière indienne (1791), Le café de Surate (1792) et l’Histoire de l’Indien (non publié). Bernardin ne s’est jamais rendu en Inde mais il s’était procuré des relations de voyage (probablement par la Royal Society de Londres ainsi que par les missionnaires et par Anquetil-Duperron) et il avait assisté avec tristesse à l’effondrement de la chimère d’une Inde française.
Françoise Sylvos (Professeur de Lettres à l’Université de la Réunion) nous donne une intéressante analyse des Etudes de la Nature (1784-88, avec quelques emprunts au Voyage à l’île de France de 1777) œuvres dans lesquelles elle cherche à discerner des éléments de comparatisme religieux. De nombreux penseurs ont fait remonter les origines de ce phénomène au XIXe siècle : elle est en fait beaucoup plus ancienne. Ce relativisme spirituel s’est épanoui à la faveur de la crise de la conscience intellectuelle, remarquablement analysée par Paul Hazard, et Rousseau, qui fut pour Bernardin un maître vénéré, en apparait comme la figure tutélaire. Bernardin de Saint-Pierre, qui porte un jugement sévère sur les religieux chrétiens en qui il voit des complices des esclavagistes, a hérité de l’encyclopédisme de Rousseau, et la société plurielle de l’île de France où cohabitent Créoles, Indiens, Chinois, chrétiens, hindous et musulmans, a conforté sa vision universaliste des religions. Il l’a transmise aux romantiques qui sont venus après lui. Françoise Sylvos observe justement que le comparatisme religieux débouche chez lui sur le symbolisme maçonnique, voire sur l’illuminisme. Ceci est d’autant plus singulier qu’au départ, les premiers écrits de Bernardin avaient été bien accueillis par les adversaires des Philosophes et de l’Encyclopédie, ce qui fait qu’il fut sans doute plus desservi par ses admirateurs (qui voulurent annexer ses œuvres à la littérature paternaliste et bien-pensante) que par ses détracteurs.
La troisième partie est intitulée : « Postérités et Fortune ». Des quatre communications qu’elle rassemble, on remarquera celle de Than-Vân Ton-That (Université de Paris Créteil) qui s’attarde sur l’influence de l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre sur Pouchkine, qui la traduisit en russe. Chez l’un comme chez l’autre, il perçoit des échos du préromantisme. Bénédicte Letellier (Université de la Réunion) nous apprend que le roman Paul et Virginie, traduit en arabe, inspira une œuvre (ou plutôt une adaptation philosophique) du traducteur et écrivain égyptien Mustafa al-Manfalûtî, (1860-1940) La vertu ou Paul et Virginie, largement diffusée au Machreq où elle connut un très grand succès. C’est également une traduction, (en anglais), celle de Natasha Subrahmanian, Mauricienne née à Londres, qui inspire la réflexion de Ruth Menzies (Université d’Aix-Marseille).
Dans une dernière prestation en forme de conclusion, Hélène Cussac (Université de Toulouse Jean Jaurès), qui a longuement exploré les manuels d’histoire littéraire du
XXe siècle (30 manuels dont 14 offrent des extraits), s’emploie à y situer la place que ces trois auteurs y tiennent, ce qui est une manière d’évaluer leur legs à la postérité.
Une bibliographie détaillée, trois index (des noms, des lieux et des œuvres) une chronologie, des résumés, rendent les plus grands services aux lecteurs d’un ouvrage dont elles mettent en évidence l’indéniable valeur scientifique.
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