En 2013, l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) a fêté le centenaire de sa présence au Japon. A cette occasion, elle a publié un court ouvrage commémoratif, dédié à la mémoire d’Hubert Durt, membre de l’EFEO de 1970 à 2001, responsable du centre EFEO de Kyoto, rédacteur en Chef des Cahiers d’Extrême-Asie et rédacteur en chef d’Hobogirin (1981-2003). L’ouvrage débute par un avant-propos de Franciscus Verellen, alors directeur de l’EFEO. Il y rappelle le lointain intérêt de l’École pour le Japon. Il a commencé avec l’arrivée, au sein de l’EFEO, de Claude-Eugène Maître (1876-1925), historien, pensionnaire en 1901, puis professeur titulaire de japonais en 1906. Devenu directeur de l’École de 1908 à 1920), il trouve en Noël Peri (1865-1922) son successeur au Japon, où il réside depuis 1888. Membre de l’EFEO de 1907 à 1922, spécialiste du théâtre No, il ouvre la voie au Hobogirin, lancé en 1926 avec Paul Demiéville (1894-1979, membre EFEO 1919-1924) pour rédacteur en chef, et aujourd’hui dirigé par Jean-Noël Robert, professeur au Collège de France.
En 1968, grâce à Jacques May, alors rédacteur en chef du Hobogirin, l’EFEO ouvre son premier centre permanent au Japon, à Kyoto. Installé au Japon depuis 1961, spécialiste de la philosophie du bouddhisme indien du Grand Véhicule, il est devenu membre de l’EFEO en 1965, affecté à Kyoto. Lui succèdent d’abord, en 1968, Hubert Maës (1938-1977, membre EFEO 1968-69), japonologue et linguiste, puis, un an plus tard Anna Seidel (1938-1991), rédactrice très active du Hobogirin, demeurée en poste à Kyoto jusqu’à son décès précoce et à l’origine du lancement des Cahiers d’Extrême-Asie en 1985. Pour entretenir son souvent, en 2013, l’EFEO a lancé un cycle annuel de conférences à Kyoto, The Anna Seidel Memorial Lectures. Après Anna Seidel, Hubert Durt, membre de l’EFEO depuis 1970 et rédacteur en chef du Hobogirin à partir de 1981, devient responsable du Centre EFEO de Kyoto et du Cahiers d’Extrême-Asie jusqu’à sa retraite en 2001. Le Centre conserve un fort ancrage dans l’histoire du bouddhisme, mais s’ouvre aussi vers la culture littéraire japonaise et l’anthropologie sociale et religieuse du Japon.
Le Centre EFEO de Kyoto a été hébergé d’abord dans le monastère Shokoku-ji, puis, de 2000 à 2014, dans des locaux contigüs à la Scuola di Studi sull’Asia Orientale (ISEAS), antenne d’un consortium italien, dirigée par le professeur Silvio Vita, dans le quartier d l’Université de Kyoto. Depuis 2007 cependant la politique immobilière de l’EFEO vise à réduire, au sein des dix-huit Centres EFEO dans douze pays d’Asie, le nombre des locaux loués au profit d’autres détenus en propre ou mis à disposition et à concentrer ses investissements sur quelques sites pilotes au niveau régional, dont le Centre de Kyoto pour l’Asie orientale. Le nouveau Centre, ouvert en 2013, se situe dans le quartier universitaire Sakyo-ku, tout près du bâtiment historique de l’Institut de recherches en sciences humaines de l’Université de Kyoto (Jinbun), siège de l’école de sinologie de Kyoto.
Depuis 1994, un second Centre EFEO est établi à Tokyo, sous la responsabilité d’Iyanaga Nobumi, dans la bibliothèque orientaliste Toyo Bunko, l’un des fonds documentaires les plus importants au monde pour les études asiatiques. Avec l’EFEO et les universités de Kyoto et de Naples, le Toyo bunko a constitué le groupement d’intérêt public (GIP) ECAF, une organisation internationale vouée à la coopération scientifique, la mutualisation des infrastructures de recherche en Asie et la mobilité des étudiants et des chercheurs orientalistes entre Europe et Asie. Les activités du nouveau Centre EFEO de Kyoto sont conçues en association avec 27 autres membres du GIP (bibliothèques, accueil et formation des jeunes chercheurs et boursiers internationaux, programmes de recherches en études japonaises, colloques et cycles de conférences internationales. Il offre une plateforme multidisciplinaire pour les enseignants-chercheurs de l’EFEO et leurs partenaires japonais et internationaux.
Comme le rappelle Jean-Noël Robert, le succès de l’implantation de l’EFEO au Japon doit beaucoup au Hobogirin. Il s’agit en fait de réaliser un « Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme d’après les sources chinoises et japonaises ». Le titre principal Hobogirin correspond à la prononciation japonaise d’une location chinoise « Forêt des sens (dogmes) de la Loi (bouddhique) », inspirée elle-même du Hoon jurin (chinois Fayuan zhulin) ou « Forêt des perles du jardin de la Loi », glossaire encyclopédique du canon bouddhique chinois, remontant à 668 ap. J.C. Le dictionnaire consiste en une encyclopédie alphabétique des doctrines, bouddhiques fondamentales, telles qu’elles ont été conservées dans le canon bouddhique chinois, traduit des langues indiennes et élaboré dès le haut Moyen-Age, et telles qu’elles ont abouti au Canon bouddhique révisé de l’ère Taisho, public entre 1924 et 1934, lui-même constitué de 56 volumes de textes chinois et de 27 autres œuvres rédigées au Japon en chinois classique. Fondé sur le Tripi-taka Coreana du XIIIe siècle, révisé par l’école japonaise d’études bouddhiques formée peu de temps après l’ouverture de Meiji, il associe l’érudition d’Edo, issue en droite ligne de l’ancienne scholastique japonaise, et la méthode philologique occidentale. Ainsi, ce Taisho Tripitaka constitue encore aujourd’hui la base la plus sûre pour l’étude des textes bouddhiques chinois.
L’entreprise a été conçue par deux spécialistes du bouddhisme : le français Sylvain Lévi (1863-1935) et le japonais Takakusu Junjiro (1866-1945). Un premier volume a été publié à Tokyo, en 1929, sous la direction de Pierre Demiéville. Un second fascicule est paru dès 1930, puis un troisième en 1937. Ensuite, le projet a connu une éclipse. Il n’a redémarré que dans les années 1960, sous l’impulsion de l’Académie des inscriptions et belles Lettres de l’Institut, avec Jacques May, membre EFEO, puis professeur à l’Université de Lausanne, enfin Hubert Durt pour rédacteurs en chef. Quatre fascicules ont été publiés de 1967 à 1994. Un huitième volume est paru en 2009. Pour bien comprendre la démarche, il faut savoir que, chinois et japonais, tous les textes sont rédigés en chinois classique. En outre, parmi les sources chinoises, un nombre non négligeable de textes sont l’œuvre de religieux coréens (Uisang, Wonhyo). De plus, la plus grande partie des textes sanscrits originels concernant les doctrines du Grand Véhicule sont considérées comme définitivement perdue. Certes l’Occident dispose du vaste canon bouddhique de langue tibétaine en deux parties (Kangyur et Tangyur), dont la plupart des traductions sont postérieures au Xe siècle. En revanche, en Chine le travail de traduction a commencé dès le IIe siècle, pour se poursuivre jusqu’au XVIIIe. Le canon chinois constitue donc un conservatoire inestimable de textes indiens très anciens et, par ailleurs, introuvables. De son côté le Japon a su garder de claires transmission doctrinales, séparées en différentes écoles, à la différence de la Chine où, après la dynastie des Yuan, s’est imposé un syncrétisme préjudiciable à la préservation des traditions, scholastiques. C’est en ce sens que le projet Hobogirin apparaît sans équivalent.
L’équipe de l’EFEO a mené un travail considérable. Même si la littérature en langue sanscrite du Grand Véhicule a fait l’objet de découvertes considérables, toute perspective indocentrique doit être abandonnée au profit de la voie extrême-orientale. Afin de relancer le projet Hobogirin, s’est tenu, les 24-25 octobre 2015, au Collège de France et à l’Académie des inscriptions et belles Lettres, le colloque « Bouddhisme et Encyclopédie ». Ce colloque a débouché sur trois conclusions. La première a été de prolonger le projet Hobogirin sur la base d’une coopération franco-japonaise. La seconde a été de renoncer au strict ordre alphabétique, afin de tenir compte des disponibilités du contributeur. Enfin, la liste des entrées a été aménagée afin d’accorder une plus grande place aux doctrines ainsi qu’aux entités telles que les bouddhas et bodhisattvas, dans le mesure où ceux-ci font l’objet de développement, doctrinaux.
Les recherches menées à Kyoto par Benoît Jacquet, ce sont en liaison avec des universités japonaises, européennes ou américaines. Elles concernent d’abord les mutations paysagères et patrimoniales de la ville japonaise. Le patrimoine des monastères bouddhiques, des sanctuaires shintos et des maisons de bois est aujourd’hui bien intégré dans une ville de plus d’un million d’habitants, caractérisée par sa diversité architecturale. Les travaux portent notamment sur ‘historiographe de l’architecture japonaise depuis la fin du XIXe siècle et l’œuvre spécifique d’Ito Chuta (1867-1954), architecte orientaliste connu pour son étude du monastère Horyuji (1893) et sa contribution à la Loi sur la protection des sanctuaires et temples anciens au Japon (1897). Un autre projet mené avec N. Fiévé concerne la réception et la diffusion de l’architecture et des jardins japonais. Il s’appuie sur les ouvrages des premiers conseillers culturels étrangers, pendant l’ère Meiji, et sur les travaux d’architectes japonais, européens et américains menés au Japon et s’est traduit par un séminaire de recherche à ‘Université de Kyoto et des cours à celle de Hiroshima. Enfin, un dernier projet est mené entre la France et le Japon depuis 2008 sur « dispositifs et notions de la spatialité japonaise », notamment sur pratiques et croyances du folklore japonais, de la géomancie des villes anciennes à l’urbanisme et à l’aménagement intérieur contemporain.
À Tokyo, les programmes relèvent, depuis 2008, de la responsabilité d’Iyanaga Nobumi, mais en étroit contact avec l’équipe de Kyoto depuis les années 1970. Dès 1972, il a collaboré au Hobogirin. Ses recherches portent d’abord sur « Shinto médiéval et bouddhisme ésotérique dans le Japon médiéval ». Dans le Shinto médiéval, les textes associent de façon étroite des divinités indiennes à des divinités suprêmes de la mythologie japonaise. Ainsi une partie de la pensée du Shinto médiévale peut être interprétée comme relevant du bouddhisme ésotérique. Les rapports entre la pensée de Shinto médiéval et la tradition bouddhique conduisent à s’interroger sur le rôle des commentaires bouddhiques dans la formation de la mythologie médiévale du Japon. L’on peut y discerner une tentative « d’universaliser » les entités japonaises dans le monde de l’universalisme bouddhique. Un second projet concerne « Les « hérésies » dans le bouddhisme japonais au Moyen-Age ». Iyanaga s’intéresse ainsi à une substance imaginaire, le « Jaune d’homme », dans le chinois sutra identifiée au « Joyau qui exauce les désir », à la relique du Bouddha ou au soleil, mais aussi assimilée à l’Ignorance fondamentale ou à la Huitième conscience. Dans les milieux parareligieux, cette substance a pu être conçue comme un élément de nature sexuelle.
Une grande partie des recherches de l’EFEO sur le Japon sont menées à Paris. François Lachaud travaille sur « bouddhisme et civilisation japonaise ». Elles concernent les diverses formes de réception et d’inculturation du bouddhisme dans les arts et les lettres du Japon, depuis la fin de l’époque médiévale jusqu’à l’ère Meiji (1868-1912) ainsi que sur les apports venus de l’étranger, notamment par la Chine des dynasties Ming et Qing. Après un premier livre sur les représentations iconographiques et textuelles bouddhiques dans les arts et la littérature du Japon jusqu’à l’époque moderne (La Jeune Fille et la mort, 2006), F. Lachaud s’est intéressé aux formes de la vie retirée, notamment au rôle joué, à l’époque d’Edo (1603-1867) par Les Heures oisives, poème composé vers 1330 et modèle à la fois d’écriture classique et de retrait lettré du monde. Ainsi il est possible d’éclairer l’existence conjointe du modèle ascétique religieux et de la retraite élégante, dont Kyoto fut le principal foyer. Les textes de cette époque trouvent leur prolongement jusqu’aujourd’hui, ainsi dans l’œuvre de Nagai Kafu (1879-1959). De la même orientation relève l’étude de l’école Obaku et ses héritages (1650-1865). F. Lachaud analyse en effet le rôle crucial du bouddhisme zen, dont cette école est l’une des meilleures représentantes et qui aboutit, entre autre, à la plus grande encyclopédie visuelle japonaise, celle des Cinq Cents Grands Disciples de Bouddha de Kano Kazunobu (1816-1863), apogée de l’art bouddhique japonais combinant les apports du zen et ceux des écoles de la Terre Pure.
Trois autres programmes mobilisent l’activité de F. Lachaud. Le premier concerne « la modernité et ses critiques : mélancolie, nostalgie et religion dans les arts du Japon (1750-1950) », en y soulignant le rôle spécifique du bouddhisme. Il en ressort une nouvelle esthétique de la ville, inspirée par les Cent Vues d’Edo d’Utagawa Hiroshighe (1797-1858), prolongée par les artistes du courant dit « Estampe nouvelle » et repensée, au miroir de l’Occident, par Kafu Nagai (1879-1969). Un second thème est celui des « collectionneurs et antiquaires en Asie orientale », menée notamment autour de la personnalité de Kimura Kenkado (1736-1802), à travers qui il est possible d’étudier les échanges Chine-Japon, mais aussi les liens avec l’Occident. Enfin, le dernier axe porte sur « échanges culturels en Asie orientale : empires ibériques, connaissance protestante ». Menés avec Déjanirah Couto (EPHE), l’entreprise s’intéresse aux relations Japon-Occident et à la connaissance protestante du Japon jusqu’à l’époque Meiji.
De son côté, Frédéric Girard travaille sur la philosophie bouddhique, telle qu’illustrée au Japon depuis l’Antiquité à travers des expressions polymorphes, tout en considérant ses attaches et confrontations avec l’étranger. Il s’intéresse d’abord à la philosophie de l’avatamsaka (ornementation fleurie) sino-japonaise, devenue le socle de l’ensemble des écoles bouddhiques sino-japonaises, sinon du néo-confucianisme, à partir notamment d’une des figures dominantes de ce courant, Myoe (1173-1232). Il a été intégré dans les équipes de recherches sur les manuscrits du monastère du Kozanji, en privilégiant l’approche philologique. Cela l’a conduit à l’étude des courants du bouddhisme médiéval et notamment du courant réformateur Dogen ou, de façon plus lointaine, le cas du théoricien du no, Koparu Zenchiku (1604-1668). D’approche ardue, la figure de Dogen (1200-1253) a joué un rôle important, par son expérience de la Chine (voyage 1223-1227) et son lien avec les amidistes de la famille des Fujiwaru. Enfin, F. Girard s’intéresse au « Siècle chrétien » à la « philosophie bouddhique », notamment aux moines anti-chrétiens (fin XVIe-première moitié du XVIIe siècles) et à la « littérature de repentir », genre nouveau inspiré des pratiques chrétiennes.
Quant à Anne Bouchy, ses recherches concernent l’ethnologie du Japon et l’anthropologie sociale. Un premier programme s’intitule « Entre « dehors » et
« dedans » : les dynamiques socio-culturelles du Japon ». Publié dans Les Cahiers
d’Extrême-Asie, il résulte de sept enquêtes de terrain menées chaque année dans la commune de Sasaguri (Fukuoka), à propos de la formation d’une réplique locale du pèlerinage des quatre-vingt-huit temples de Shikoku. Un second programme porte sur « Études sur la mort ». Engagé en 2013, suite à la catastrophe de Fukushima, il a donné lieu, à Tokyo et en 2013, à un colloque international intitulé The Affermath of Disaster : Commemorative and Cultural Responses. Un nouveau programme vient d’être lancé autour de « Rapports à l’environnement dans les mégapoles et les communautés locales japonaises contemporaines ». A cela s’ajoute une recherche personnelle : « l’univers de Nachi : pôle historique et contemporain du Shugendo ». Fondée sur le croisement d’enquêtes de terrain et d’étude de textes inédits, elle cherche à analyser l’élaboration contemporaine et historique des relations à l’environnement de la montagne de Nachi (lieu de l’une des plus importantes cascade du Japon, dans la péninsule de Kii), considérée comme support des constructions symboliques, économiques et sociale de l’une des plus anciennes et célèbres structures religieuses du Japon, où s’exprime notamment le shigendo (développement d’expérience de pouvoirs spirituels par la pratique vertueuse de l’ascèse et l’approfondissement des relations homme-nature).
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