Plus vigoureux que ne le laisse prévoir son « quatrième de couverture », le livre d’Isabelle Boni Claverie mérite d’être abordé à plusieurs niveaux de lecture. D’une façon très intelligemment entrecroisée, il fait revivre l'épopée de trois générations. Celle d’un
grand-père, descendant d’une grande famille ivoirienne, les Boni, devenu, dans les années 1930, le premier docteur en droit africain, l’époux d’une jeune fille de Gaillac puis l’un des premiers magistrats de la République française, enfin, président de la Cour Suprême, l’un des notables les plus respectés de la Côte d’Ivoire indépendante. Celle, plus discrète des parents biologiques et non mariés de l’auteur : le fils métis du couple précédent, diplomate, très tôt séparé de la modeste jeune femme ivoirienne qui a donné naissance à la petite Isabelle. Celle du couple qui assure très tôt l’éducation de la petite fille : Danièle, sa tante paternelle et son second mari, Georges Claverie, jeune toulousain élégant, riche et fortuné qui la considère comme sa fille sans pour autant l’adopter, son père biologique n’ayant pas renoncé à sa paternité. Une situation familiale inhabituelle et complexe donc, mais qui, grâce à son acuité de perception, permet à l’auteur d’explorer les multiples aspects de la situation d’une Française de teint noir qui, malgré une enfance privilégiée va devoir, à force d’intelligence et d’exigence, surmonter bon nombre de frustrations et d’obstacles que sa vie d’adulte ne manquera pas de lui réserver.
Le livre est d’autant plus intéressant qu’Isabelle Boni-Claverie, devenue brillante lauréate de la prestigieuse Femis et réalisatrice de films n’élude pas les difficultés inhérentes à la vie quotidienne d’une Française de peau noire, difficultés que n’avait pas vécues sa grand-mère de race blanche vivant en Côte d’Ivoire. Indirectement, on comprend que les difficultés des Françaises noires dites de la seconde ou de la troisième génération ne sont pas et ne seront jamais exactement celles de leurs homologues masculins vivant dans une Europe où le modèle dominant reste culturellement, commercialement et inconsciemment blanc. A titre d’exemple, l’homme noir n’a pas autant à se préoccuper de sa coiffure que sa compagne noire. Dans maintes autres situations et en particulier dans la vie professionnelle la « négritude » et la féminité semblent se conjuguer pour faire obstacle à l’établissement d’un dialogue d’intelligence d’égal à égale. Il n’y a pas ici d’équivalence homme-femme. Les multiples exemples proposés par Isabelle Boni Claverie pour illustrer son propos méritent d’être médités. Plus encore que les arrogantes bourdes de commentaires politiques, on retiendra en particulier les propos de Françaises ou de Français blancs qui, de bonne foi et sans malignité, demandent à une Française noire « d’où venez-vous ? ». Que répondre alors ? « Ne rien dire, préserver l’unité de façade et le ronronnement rassurant du groupe, au risque de se trouver en porte à faux avec mes convictions ? Ou porter une parole dissonante dont je sais qu’elle déchirera le consensus ambiant, mettra les autres mal à l’aise et m’isolera face au groupe ? » (p. 252) Bref, comment défendre sa dignité sans provoquer d’effet de rejet ? Tomber dans une « surenchère ethniciste » ou dans l’injonction paradoxale ? « Je me revendique comme Noire, mais je suis blessée si vous me regardez comme telle ».
A l’heure où l’Europe reste encore largement inconsciente des conséquences psychologiques d’une émigration africaine inéluctable dans les années à venir, ce livre pose vigoureusement ces questions dont la réponse n’est pas encore trouvée. Les rares passages moins convaincants semblent démontrer que la solution ne peut être trouvée ni dans l’illusion ni dans l’aigreur croissante avec les désillusions de la vie, ni dans victimisation de l’Afrique, ni dans la remise en exergue des erreurs d’un colonialisme, toutes présentées par un auteur dont le destin du grand-père fut un éclatant contre-exemple. A cause de cela aussi, ce livre très éclairant et profondément attachant mérite d’être médité.
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