Identités et changement socioculturel dans l'Ouest saharien (Sahara occidental, Mauritanie, Maroc)

Recension rédigée par Jean-Louis Chaléard


 


L’ouvrage de Pierre Bonte, anthropologue, ancien directeur de recherche émérite au CNRS, grand spécialiste des Touaregs du Niger et de la société baydhân mauritanienne, décédé en 2013, s’ouvre par un prologue dans lequel Anne-Marie Brisebarre et Marie-Luce Gélard rendent hommage à l’auteur et explicitent les conditions de publication posthume du livre, dont la première version, rédigée par l’auteur, a été relue par des collègues spécialistes des régions abordées.

Dans son introduction Pierre Bonte explicite son projet. Il s’agit pour lui d’étudier l’identité ou les identités sociale(s) et politique(s) dont se réclament les populations autrefois pastorales et nomades de l’ex Sahara espagnol. Soulignant la diversité des appellations au sein de l’aire ouest saharienne, aux caractères complexes et évolutifs, il observe que le terme par lequel ces populations s’identifient le plus souvent est celui de baydhân et s’interroge sur l’adoption du terme sahraoui dans le cadre de l’État espagnol et des luttes pour l’indépendance.

L’ouvrage comporte deux parties de respectivement six et cinq chapitres. La première sur les « Identités sahariennes » prend en compte une vaste aire ouest saharienne qui va des confins du sud marocain aux fleuves Sénégal et Niger et se caractérise par une unité linguistique, culturelle et sociale (qui la démarque de l’aire touareg plus à l’est par exemple).

L’auteur tente de montrer comment s’y sont construites les identités. Il présente d’abord la mise en place du peuplement ancien en relation avec la recherche de pâturages pour les animaux en milieu aride et semi-aride et comment s’affirme la société tribale baydhân, à composantes berbères et arabes. Ensuite il analyse les développements de cette société du XVIe au XIXesiècle : de l’organisation sociale et politique des tribus à la question de l’État au sein d’une société tribale islamisée. Il relève les points communs mais aussi quelques différences entre le nord et le sud de l’aire concernée, prémices de distinctions actuelles…

Le troisième chapitre insiste sur la longue résistance à la colonisation, particulièrement française, par les tribus nomades, et l’imposition de frontières qui fractionnent un espace à bien des égards homogène, coupant des aires de nomadisation. La décolonisation (chapitres 4 et 5) et est marquée par l’apparition de revendications mauritaniennes et surtout marocaines sur le

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Sahara espagnol, puis l’émergence d’un mouvement indépendantiste sahraoui. Pierre Bonte met en évidence les composantes sociales d’une évolution qui aboutit à un conflit opposant depuis plus de quarante ans le Maroc, qui a annexé le Sahara espagnol, au Polisario, fondateur de la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Le chapitre 6 qui termine cette partie tente une approche de l’identité sahraouie. Si le terme « sahraoui », qui se généralise durant la décennie 1970, s’identifie en partie à ce moment-là avec les thèses indépendantistes du Polisario, l’auteur relève aussi sa complexité, en fonction des lieux et des contextes socio politiques.

La seconde partie de l’ouvrage concerne le changement social et culturel qu’ont connu les sociétés sahraouies depuis la colonisation espagnole et française. En introduction, l’auteur insiste sur les convergences que présentent les dynamiques du changement (d’où le singulier du titre) en regard des multiples composantes identitaires qui se sont succédé au cours de l’histoire sans pour autant s’effacer.

Il s’intéresse ensuite à la permanence et aux ruptures qu’a connues la tribu sahraouie, élément fondamental de la vie sociale et politique (chapitre 7). Il s’interroge sur la représentativité des acteurs politiques dans les sociétés ouest sahariennes et plus particulièrement sahraouie (chapitre 8). Il montre la place différenciée des élites tribales selon les territoires, les pratiques électorales, le poids du clientélisme et le rôle de l’assistanat dans le fonctionnement politique. Le chapitre 9 aborde les évolutions socio-économiques : dynamiques démographiques différenciées, conséquences de l’exode pastoral et rural, effets de l’urbanisation accélérée sur la parenté et la résidence, problèmes de formation et d’emploi dans le monde actuel. L’examen de la culture sahraouie (chapitre 10) est l’occasion de poser la question de la reconnaissance du patrimoine local, de l’évolution des métiers, comme l’artisanat transformé par l’urbanisation et la demande touristique, et de la confrontation de la culture sahraouie à la mondialisation. Le dernier chapitre, qui clot l’ouvrage, s’interroge sur la situation d’une société « non apaisée » où les conflits rejaillissent sous différentes formes.

L’auteur insiste à maintes reprises sur son approche anthropologique des sociétés de l’Ouest saharien, ce qui est une des originalités de l’ouvrage. Toutefois le contenu peut intéresser aussi économistes, géographes et surtout spécialistes de géopolitique dans une région où subsiste un des plus vieux conflits du monde. Les propos de l’auteur s’appuient sur une connaissance intime des populations et sur la maîtrise d’une vaste bibliographie, qui en font un ouvrage de référence tant au plan factuel que théorique.

Chemin faisant, Pierre Bonte discute de nombreux concepts : par exemple, il remet en cause certaines approches de la tribu qui en font un modèle simple alors que lui essaie d’en comprendre les formes politiques et sociales diverses, les évolutions et les permanences dans les conjonctures contemporaines. La finesse des analyses rend le propos passionnant. L’inscription de l’évolution sahraoui dans l’aire de l’Ouest saharien est riche aussi d’enseignements, même si parfois le cas sahraoui est analysé, faute de données fiables, à partir

d’autres territoires, notamment la Mauritanie, n’ayant pas connu forcément la même trajectoire. Peu de regrets sur une telle somme. Si le chapitre 11 sur « une société non apaisée » peut faire figure de bilan, une conclusion eut été sans doute utile, permettant de faire le point sur les acquis conceptuels et méthodologiques du travail, de replacer la question sahraouie dans un contexte plus large... Par ailleurs, il est dommage que dans un ouvrage où les localisations jouent un grand rôle, il n’y ait aucune carte. Le lecteur non spécialiste de la région se perd dans les noms de lieux, les aires de nomadisme qui chevauchent ou non les frontières, etc. Enfin, dans un travail d’une grande rigueur on s’étonnera que les tableaux manquent d’indications de source et d’unité (comme ceux des pages 351 à 361), ce qui les rend peu lisibles, même si le texte fournit quelques indications. Critiques bien secondaires au regard des grands apports de l’ouvrage.