Viva d'un peuple océanien en deuil : réflexions désabusées d'un "sage en haillons" imaginaire kanak, Nouvelle-Calédonie (1774-1878) : l'autre à l'aune de l'éternel choc des civilisations : roman épistolaire

Auteur Frédéric Angleviel
Editeur EdiLivre
Date 2020
Pages 121
Sujets Nouvelle-Calédonie
19e siècle

Roman épistolaire
Cote 64.110
Recension rédigée par Jean-Pierre Vidon


Calédonien de cinquième génération, Frédéric Angleviel a été l’un des tout premiers enseignants de l’Université de la Nouvelle Calédonie. Son ouvrage « Les Missions à Wallis et Futuna au XIXe siècle » avait valu à cet historien le prix Auguste Pavie de l’ASOM en 1995. Le choix du roman épistolaire, objet de cette recension, est de faire s’exprimer un personnage imaginaire qui évoque à la fois la « découverte mutuelle à la fin du XVIIIème siècle » et les « temps pionniers de la colonisation ». Ce qui a été ainsi consigné dans un cahier d’écolier par Waiapao, « conteur et homme-médecine des siens, représentatif d’un monde disparu », est le reflet, selon l’auteur, de la « vraisemblance historique, du probable et de l’implicite » pour « dire le vrai ». L’objectif est d’éviter que l’histoire, telle que la présentent les livres des Blancs, ne vienne balayer les drames et déconvenues vécues du fait de ces derniers.

Le temps d’avant était celui d’un monde bâti par les Kanaks qui n’allait guère au-delà du lagon. Vivant au rythme des saisons, ils se contentaient des ignames et des taros, de quelques fruits et de produits de la chasse. Les tribus du rivage allaient à la pêche mais rares étaient ceux qui traversaient le territoire de l’autre pour des échanges, une ou deux fois l’an ; le commerce n’existait pas. Les habitants ne quittaient guère leur vallée et ignoraient tout de la Grande Ile dans son ensemble. Leur plaisir, dans un contexte de pénurie, était de faire bombance lors de fêtes conclues par des danses endiablées, les pilou-pilou, qui favorisaient les contacts avec le sexe opposé. La guerre, rite d’initiation pour les jeunes adultes, était aussi prisée. Un autre plaisir était de ne rien faire et de paresser pendant des heures. Cependant, ils ne connaissaient ni le kava euphorisant « des hommes noirs du soleil levant », ni l’alcool des Blancs, demeurant ainsi plus sereins mais aussi plus mornes. Il n’y avait ni ville, ni royaume, chaque communauté conduite par un Grand chef subvenant à ses besoins. Chaque vallée cultivait sa différence avec ses voisins, pourtant pourvoyeurs d’épouses, créant ainsi des liens de parenté. Des conflits éclataient, marqués par des batailles et des banquets anthropophages. Aux hommes, il revenait de défricher, de retourner la terre, de construire leurs habitations, de chasser, de pêcher et de porter les armes. Les femmes cultivaient, faisaient la cuisine et veillaient sur les enfants. Dans l’accomplissement de leurs tâches, les Anciens ne connaissaient ni le métal, ni le verre, ni le tissu. Ce temps d’avant, idéalisé comme un âge d’or, était cependant celui où la vie « était fruste et dure mais était nôtre » écrit Waiapao.

« Il n’y a pas si longtemps, note-t-il, nos aïeuls n’avaient jamais vu de Blancs et ne s’en portaient pas plus mal ». Ils savaient l’existence des hommes noirs venus d’un peu plus loin que les îles proches et réputés entraîner des guerres. D’une plus grande distance étaient arrivés des peuples à peau plus claire, « hommes guerriers habiles, femmes de grande beauté ». Venus guerroyer, ils sortaient victorieux et devenaient Grands Chefs. Pourvus des mêmes armes, des mêmes navires et des mêmes outils, de coutume et de langue différentes, ils s’intégraient au bout de deux ou trois générations.

« Un jour, des pirogues immenses dont les voiles semblaient toucher le ciel sont arrivées dans le soleil levant ». Elles étaient montées par des hommes à la peau blanche « comme l’argile des marais du Nord ». « Ils possédaient des armes incompréhensibles et destructrices, des vêtements inconnus ainsi que des animaux effrayants ». Ainsi est décrite la « découverte » de l’archipel, le 4 septembre 1774, par le Britannique James Cook, dans le cadre des expéditions scientifiques de l’époque. Vus d’abord comme des « ancêtres, des démons ou des divinités », les étrangers apparaissent moins différents lorsqu’ils mangent le poisson qui leur a été offert. Désormais appelés « Papouélés », ils repoussent et rejettent à l’eau ceux qui tentent de monter à bord pour s’emparer de leurs biens. Ces attaques ne seront pas renouvelées lorsque les Anciens voient « des lances bizarres qui, avec un éclair, tuent les mouettes en vol » et des « armes grosses comme des arbres qui brisent au loin un cocotier ». Comprenant que les Blancs ne relâcheraient par leur attention, les Kanaks troquent les quelques denrées alimentaires dont ils disposent ; le clou est l’unité de base dans les échanges. Ils sont prêts aussi à céder lances et casse-tête contre couteaux et ciseaux. Obtenir une hache, dont l’efficacité pour débiter le bois mort frappe les esprits, est du domaine du rêve. Le don d’un couple de chiens et d’un couple de cochons, dont les appétits surpassaient ceux de la faune locale, figura au nombre des effets induits par l’arrivée des Papouélés ; il fallut éloigner ces animaux mais ils se multiplièrent et réapparurent dans les villages quelques années plus tard, adaptés à leur nouvel environnement. Au-delà de ces péripéties, cette seule rencontre avait montré aux Kanaks qu’il existait une infinité de mondes extérieurs et que leur société n’était pas le cœur de toute chose. Les chefferies mises les premières en présence des Papouélés subirent la jalousie de plus puissantes qu’elles. Ainsi les Baladiens durent déposer aux pieds des Bouarates « tous les objets des hommes blêmes ». Plus grave encore, les maladies décimèrent les populations qui avaient été au contact de Blancs et les communautés qui voulurent échapper aux épidémies en s’installant ailleurs multiplièrent la contamination. « La venue des hommes blancs fut un drame pour le pays kanak. Le temps d’avant était quasiment mort. L’évangélisation ferait renaître l’espoir » en conclut Waiapao.

Il faudra une génération pour que les hommes blêmes réapparaissent accompagnés par des « hommes de toutes les couleurs » dont des Maoris. Les nouveaux venus sont « pauvres, exigeants, agressifs », « sans respect pour nos chefs » ajoute le conteur. Ils viennent chasser la baleine. Leur objectif est de s’approvisionner ; le climat est conflictuel et oblige à faire intervenir des guerriers pour garantir les termes de l’échange. Plus tard arrivent les santaliers, dont l’activité suppose des coupes de bois dans les collines et des séjours plus longs. Des différends surgissent, des marins sont tués et « partagés ». Ces actes inciteront les protagonistes à se respecter mutuellement pour éviter de telles extrémités. Puis vinrent de plus petits bateaux, ceux des pêcheurs d’holothuries pour la Chine. Les relations sont bonnes : l’objet de leur récolte était vu par les Kanaks comme de peu d’intérêt. A ces visiteurs s’ajoutent d’autres qui entendent s’établir de manière durable : « des marins fatigués de leurs périples » et « des missionnaires voulant les convertir à leur dieu unique ». Les uns et les autres apprirent une de leurs langues et se familiarisèrent avec leurs coutumes. Les premiers, les « beachcombers », demandaient « une case, des terres à cultiver et une femme pour partager leur natte ». Leur sort était entre les mains des Grands Chefs : certains apportèrent une présence utile là où ils étaient admis à s’installer. La présence des seconds, soucieux de s’adapter à l’environnement, fit débat. Ils suscitèrent parfois l’incompréhension, n’apportant pas le soutien attendu des Kanaks lors d’une grande famine alors que ces derniers avaient aidé les missionnaires à nourrir, des mois, l’équipage d’un navire de guerre naufragé. L’hécatombe qui frappa la population fut imputée par certains au dieu des Blancs. Les Kanaks acceptèrent finalement de se convertir, voyant là le moyen d’accéder à des « biens hier inimaginables » mais n’abandonnèrent pas pour autant les symboles de leurs croyances initiales.

Un jour, des guerriers Papoualés se rendent à la Grande Chefferie sans faire la coutume et viennent annoncer l’intégration à l’Empire français. L’Empereur était désormais le leur. Cela signifiait protection mais obéissance. Marins, guerriers et agriculteurs viennent s’installer d’abord sur des terres de clans disparus à la suite des maladies, puis sur des terres confisquées parmi les meilleures, données aux « courageux colons » venus apporter des connaissances « pour entrer dans la modernité ». Finalement ne leur est laissée qu’une maigre part de leurs terres ancestrales, des « réserves », à raison de 3 hectares par personne, que viennent délimiter des géomètres. Le reste du territoire est ouvert à la colonisation libre mais aussi à l’administration pénitentiaire, « colonie dans la colonie », pour y installer les « transportés ». Une lente transition s’ouvre, les épidémies diminuent mais la population ne cesse pas de décroître, les tribus s’étiolent, les hommes n’ont plus le goût de vivre et n’ayant plus le droit de guerroyer, ils se battent entre eux. Les Grands Chefs sont perdus, résignés et apathiques. Le récit s’achève avec l’évocation de l’insurrection de 1878, notamment engendrée par les spoliations de terres et les empiètements du bétail des colons sur les cultures des Kanaks. Alors que certaines tribus se rangent dans le camp des Papouélés, Waiapao, âgé de plus de 90 ans, « prêche la paix et le refus de l’aventure guerrière », suivi en cela par sa tribu.

Son propos s’achève par sa vision des Blancs dans leur rapport à l’argent, à la terre, aux femmes et à la vie. L’importance qu’ils accordent à l’argent n’est pas comprise par les siens : son influence est perverse. Ils ne comprennent pas ces « Papouélés qui donnent plus de valeur à du papier qu’au fruit de leur labeur ». « Les terres ne peuvent pas être vendues car ce sont elles qui possèdent ceux qui les occupent » : cette conviction des Kanaks ne peut s’accommoder de l’attitude des autorités et des colons auxquels « les peuples sauvages ne devaient pas causer la moindre gêne ». Pour autant, ils n’ont jamais regretté les terres confiées aux missionnaires qui leur ont donné « les clés de la connaissance ». Les aventuriers furent les premiers parmi les Papouélés à rechercher les aventures féminines. En dépit de quelques réticences, le métissage a été perçu comme apportant une diversité physique de bon aloi. Quant à la manière dont les Papoualés conçoivent la vie, elle n’est pas perçue de manière flatteuse tant les intéressés sont réputés « ne pas respecter la parole de Dieu et être prêts à donner leur âme au diable pour plus de pouvoir, de terres et d’or ».

Original dans son approche, Frédéric Angleviel apporte une reconstitution convaincante de ce que fut la perception des Européens par les Kanaks depuis le passage de James Cook et jusqu’au début de la Troisième République. L’isolement de ces populations, seulement approchées au cours des siècles par les navigateurs intrépides du Pacifique, les a forcées à s’accommoder d’un bond technologique de 4000 ans et à découvrir, à la fois, l’unité et la diversité de l’espèce humaine. De par leur observation attentive des nouveaux venus, ils ont sans doute plus appris sur eux que la majorité de ces derniers à leur sujet. Pourtant, les épreuves qu’ils ont vécues ont été nombreuses et souvent cruelles.

Dans la compréhension de la Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui, cette contribution littéraire est éclairante.