Gouverner la mer en Algérie : politique en eaux troubles

Recension rédigée par Jean Martin


Chercheur en anthropologie à l’IRD et habilité à diriger des recherches à l’université Paris-Descartes, Tarik Dahou nous propose une réflexion sur la politique maritime en Algérie. Il l’a judicieusement sous-titrée «Politique en eaux troubles» en raison de la manière dont les autorités font habilement évoluer les frontières entre public et privé et entre légal et illégal.

Avec une façade littorale de 1200 km. sur une mer intérieure, l’Algérie est moins bien dotée que ses deux voisins sur le plan maritime : elle n’a d’ailleurs jamais été une grande puissance navale au cours de l’histoire si l’on excepte les activités de la corporation des corsaires (Taïffa) jusqu’au début du XIX siècle et elle n’a jamais tiré de la pêche une part importante de ses ressources alimentaires.

Après quelques considérations méthodologiques sur la biopolitique en Algérie et l’anthropologie maritime (introduction et chapitre premier) l’auteur aborde au deuxième chapitre, l’objet principal de son étude qui est centrée sur le parc national d’El Kala (PNEK) qui a été créé en 1983 et couvre environ 76.000 hectares, soit approximativement la superficie de l’ancien arrondissement d’El Kala, aujourd’hui dans la wilaya d’El Tarf. (Communes d’El Kala, Souarekh, El Aioun, Ramel Souk, Aïn Assel et Bougous). Dès 1990, ce secteur, proche de la frontière tunisienne, a été classé comme réserve de biosphère de l’UNESCO. L’agriculture est une activité non négligeable puisque vers 1990 elle fournissait 40% des revenus de la population (évaluée à 77.000 personnes), bien que les superficies cultivées ne soient pas très étendues (petites exploitations familiales). Les parcelles sont en général assez petites et les rendements faibles. Il est assez remarquable que l’élevage (bovin, ovin ou caprin) ne se combine pas toujours avec la mise en valeur du sol : un bon nombre d’éleveurs ne possèdent pas plus de vingt têtes (toutes espèces confondues) et beaucoup d’entre eux ne pratiquent pas l’agriculture.

P.91, l’auteur aborde la question des activités maritimes : il reconnaît d’emblée que la pêche n’a jamais atteint en Algérie une ampleur considérable, pas plus en termes d’emploi qu’en termes de rendement. Les deux tiers du plateau continental ne sont pas chalutables. A l’époque coloniale elle fut essentiellement pratiquée par des Espagnols et des Italiens.

Les activités halieutiques ne connurent d’expansion décisive que dans les années 1980. L’Algérie comptait alors environ 4500 bateaux employant 40.000 hommes. La production annuelle dépassait 100.000 tonnes. Les poissons bleus (poissons pélagiques sans habitat particulier, pêche sardinière qui se pratique à la senne tournante) représentaient les trois quarts des captures. La pêche du poisson blanc (poissons de fond tels que bar, rouget, mérou, pageot), restait handicapée par le faible équipement des embarcations qui ne permettait pas de pêcher par grands fonds rocheux.

Revenons à El Kala. L’auteur nous dit p.100 que la pêche maritime y a des origines très anciennes, ce que les historiens français n’ignorent pas puisque la pêche du corail se pratiquait dès le XVII siècle dans ce petit port connu des Français sous le nom de La Calle. Aux pp. 103-119, on trouve une bonne description des techniques de pêche utilisées par les pêcheurs d’El Kala : 1/ Le chalutage, relativement peu pratiqué fait l’objet d’une réglementation peu respectée car il endommage la faune et la flore des fonds et menace la biodiversité. Il est pratiqué par des embarcations souvent vétustes, ordinairement montées par six hommes : un patron, un mécanicien et quatre matelots. 2/ La pêche à la senne, de loin la mieux représentée à El Kala puisqu’elle est pratiquée par une cinquantaine de sardiniers, également vétustes. Elle se pratique de nuit et les pêcheurs utilisent de fortes lampes. C’est une activité pénible et peu productive. 3/ «Le petit métier», pêche au filet dormant (tramail) et aux palangres, pratiquée par une trentaine d’embarcations de sept mètres visant des espèces très variées souvent destinées à l’exportation (dont les langoustes). L’auteur observe que les patrons de beaucoup de ces barques n’ayant qu’une activité saisonnière, n’ont qu’un rôle de plaisance. Il s’agit d’un métier de gagne-petit, même pour l’Algérie, puisque l’auteur avance (p.105) pour les pêcheurs d’El Kala, toutes techniques confondues, un revenu mensuel moyen de 400 euros par homme.

Au chapitre 3 «Appropriation et conservation marine» Tarik Dahou traite du droit de la mer à partir notamment des théories de Grotius considérées comme une réponse aux prétentions des Etats nationaux (et notamment de l’Angleterre et des Provinces Unies) sur leurs espaces maritimes conçus comme le prolongement de leurs souverainetés territoriales. Pour la pêche, les notions de territorialité et de zones de parcours, notamment pour les chalutiers et les senneurs sont bien analysées pp.124-129. L’appropriation des espaces et des ressources ainsi que leur sectorisation (et des litiges qu’elles peuvent engendrer) restent autant de questions épineuses à laquelle le gouvernement algérien semble peiner à apporter une réponse satisfaisante.

Au quatrième chapitre : «Ethique et politique maritimes, de la conservation au licite» est enfin abordée la question de ce polype bâtisseur qui a en d’autres temps (et depuis l’antiquité) assuré la célébrité et la richesse d’El Kala, parfois appelé «l’or rouge» autrement dit le corail. On sait que dès 1560, des Marseillais avaient obtenu un droit d’extraction du corail dans la zone comprise entre Bône (Annaba) et Tabarca et plus tard d’autres Français avaient fondé une «compagnie du corail». Au 18ème siècle les puissances riveraines se livraient une rude concurrence pour l’exploitation de la précieuse denrée. Au 19ème siècle, les pêcheurs italiens de La Calle (El Kala) pêchaient le corail à bord de petites barques appelées corallines trainant sur le fond un engin connu sous le nom de croix de Saint André, composé de deux madriers disposés en forme de croix. Ces pêcheurs devinrent presque tous français à partir de la loi de naturalisation de 1889. Cette pêche se pratique aujourd’hui par plongée autonome (en scaphandre) sous le contrôle d’un organisme d’Etat (Unapêches) et sous la surveillance des garde-côtes, voire des douaniers.

«L’argent est dans le corail» c’est du moins ce que disent les jeunes chômeurs d’El Kala venus pour la plupart du secteur agricole. On lira de bonnes pages sur leurs activités de pêche clandestine et de contrebande qui semblent lourdes de risques et peu rentables.

Le dernier chapitre (5) et la conclusion nous renseignent sur la pêche dans la lagune Mellah et les deux lacs Tonga et Oubeira qui couvrent près de 10% de la superficie totale du parc. Peu poissonneux, ces plans d’eau sont concédés à des exploitants privés. La population d’anguilles est menacée de disparition en dépit de quelques efforts de protection des alevins.

On trouvera aussi quelques intéressantes notations sur la manière de tourner les lois (sur la pêche) telle qu’elle se pratique à El Kala et dans bien d’autres lieux en Algérie et hors de ce pays. Les risques de la pollution ne sont pas méconnus.

Une bibliographie détaillée complète heureusement cet ouvrage mais on regrettera la tendance de l’auteur à user d’un langage technique peu accessible aux non-spécialistes.



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