Auteur | Stéphane Valter |
Editeur | CNRS |
Date | 2020 |
Pages | 302 |
Sujets | Fatwas Aspect politique Aspect social |
Cote | 63.085 |
M.Stéphane Valter, agrégé d’arabe, docteur en sciences politiques, est professeur en langue et civilisation arabes à l’Université de Lyon II depuis 2019. Ses affectations au CEDEJ du Caire et à l’IFEAD de Damas lui ont facilité des contacts avec les milieux intellectuels et religieux syriens et égyptiens pour lesquels, comme pour tous les citoyens arabes, le rôle des fatwâs pèse lourdement sur leur quotidien. Pour notre confrère, « le présent ouvrage a pour ambition de réfléchir, dans le cadre du monde arabe, au lien entre politique au sens large et production d’avis juridico-religieux ou fatwâs » (p 11).
L’auteur s’interroge sur le sens du terme « fatwâ » ; il rappelle que les versets coraniques IV 127 et IV 176 utilisent des mots dérivés de la racine « fa/ta/wa/ », mais aucun système formel de consultation juridique n’apparaît dans le Coran (p.11). En fait, la loi chariatique serait plus une loi interprétative du texte sacré et des hadiths qu’un ensemble rationnellement codifié (p.27). Les Déobandis définissent vers 1960 les fatwâs comme « des interrogations qui se posent à propos de la morale et de la religion et qui sont expliquées sous la forme de réponses à des questions » (p.51). Normalement, c’est un mufti, dont les fonctions sont plus ou moins proches des tribunaux, qui émet des fatwâs dans la mesure où son autorité consensuelle correspond à l’adhésion du plus grand nombre aux enseignements des pieux ancêtres (p.55, 58).
Comme les producteurs et les récepteurs de fatwâs considèrent l’islam comme un ensemble mental anhistorique et englobant (p.18), qu’ils présentent la charia comme l’application non discutable de la volonté divine (p.40), le mode de production des fatwâs doit se comprendre comme une appréhension religieuse du monde (p.30). Les avis juridiques perpétuent donc la tradition au détriment d’un effort rationnel d’analyse (p.38). Étant toujours perçue comme inspirée par Dieu, la loi chariatique ne peut être appréhendée en termes historiques (p.41).
Des fatwâs peuvent être à orientation morale (p.14). Au lieu de réfléchir à la nature de Dieu et à ses attributs, la majorité des oulémas s’est cantonnée à tracer la limite entre le licite (halâl) et le prohibé (harâm) (p.28). Il en est de la fatwä autorisant le mariage temporaire, admis uniquement par les chiites, adoptée en 2006 à Djeddah sous la forme d’une union « touristique » de 3 mois. Le cas de l’excision reflète la place dévolue à la femme dans les sociétés arabo-musulmanes, les fantasmes masculins générés par la sexualité féminine de même que les profonds blocages mentaux qui inhibent toute évolution sociétale dans laquelle les femmes pourraient avoir une place politique égale aux hommes (p.16). Le grand exégète égyptien Al-Suyûti reprend les traditions prophétiques relatives à l’excision (p.224) mais, en fait, il s’agit de traditions pharaoniques, reprises par les Coptes devenus chrétiens puis lors de la conquête islamique, adoptées dans le respect des traditions locales. L’ingénierie de la fatwâ semble s’être ancrée dans une libéralisation tous azimuts qui répond aux besoins des consommateurs désappointés par la corruption des classes dirigeantes (p.66).
Les dimensions religieuses, ethniques, politiques, diplomatiques, constituent un terreau fertile pour la promulgation de fatwâs contradictoires (p.200-201) et montrent si l’islam est une religion ou une idéologie politique (p.11). Certaines fatwâs possèdent un impact idéologique sans commune mesure avec les jugements (p.62) surtout quand elles contestent l’ordre établi, non pas au nom de la modernité, mais traduisant les luttes de pouvoir (p.71). Par exemple, des fatwâs stigmatisant les énormes dépenses occasionnées lors des matchs de football invoquent les versets coraniques XVII 26/27. Naturellement, le Qatar qui accueillera la coupe du monde en 2022 en dépensant 200 milliards $ est visé par ce verset ! (p.261)
Des fatwâs légitiment le pouvoir. En Arabie Saoudite, en 1979, la prise de la Grande Mosquée de La Mecque par des extrémistes qui contestaient le Royaume mécréant fit l’objet de fatwâs légitimistes que durent signer des Oulémas hostiles (p.153). Il en fut de même lorsqu’une nouvelle fatwâ légitima la présence de troupes américaines venues sur le territoire saoudien contre l’Irak (p.154). En août 2014, une fatwa fut promulguée par le Grand Mufti saoudien Abdelaziz Al Cheikh, sous la pression du roi Abdallah contre les Organisme terroristes d’Al Qaïda et de Daech, du fait de leur dangerosité pour le Régime saoudien (p.211).
En Égypte, l’Université d’Al Azhar soutient les forces armées en tant que dépositaire de l’héritage révolutionnaire fondateur de la République. En 2017, sous l’impulsion du Président Sissi, la Commission des programmes d’enseignement d’Al Azhar supprime les chapitres de fiqh régissant la possession d’esclaves et le butin de guerre (p.45). La Faculté de Prédication d’Al Azhar organisa du 17 au 19 octobre 2017 un colloque international auquel prirent part des théologiens de 63 pays sur le thème « Le rôle des fatwâs dans la stabilité des sociétés » pour tenter de mettre un terme à l’anarchie du processus de promulgation des avis juridiques (p.13 note et p.47).
La guerre de Syrie est un cas d’espèce intéressant car y sont traitées les questions de l’esclavage, de l’anathématisation, du viol, des sanctions physiques, de l’assassinat des prisonniers. Les fatwâs concernent également les rapports entre factions rebelles ! (p.212)
Au sujet de la fitna pérenne (affrontements confessionnels), la fatwâ d’Ibn Taymiyya de 1305 contre la communauté alaouite déclarant« Les Nosaïris sont plus infidèles que les juifs et les chrétiens et bien des idolâtres… leurs biens et leur sang sont déclarés licites » entraîna la campagne d’assassinats de personnalités alaouites en Syrie entre 1979 et 1982 jusqu’à l’écrasement de l’insurrection islamiste de Hama (p.129 à 131). En 1638, les Ottomans s’emparent de Bagdad, qui appartenait à l’Empire séfévide chiitisé, le Cheikh al islam ottoman Nouh Al Hanafi promulgue une fatwâ contre les Chiites : « Ces renégats, il est permis de les tuer pour leur iniquité et leur incroyance » (p.130). Mohammed Ibn Abdelwahhâb (1703-1792) déclara la guerre sainte contre les Chiites appelés « Rawâfid » (les Rebelles contre l’islam) assimilés à des polythéistes (p.150). Lors de l’invasion du Liban par Israël en 2006, l’Arabie Saoudite, la Jordanie et l’Égypte critiquèrent la résistance libanaise et des fatwas stigmatisèrent le Hezbollah comme « rafidi » (rebelle), l’Iran, la Syrie, le Hamas.
Parfois, des fatwâs répondent aux changements sociaux dans le cadre de la mondialisation (p.29) ou clarifient des points nouveaux de droit portant sur les réseaux sociaux, les tests génétiques (p.60). Le Grand Mufti d’Égypte (1986-96), M.S. Tantawi autorisa par fatwä la rémunération à taux fixe des dépôts bancaires. La Choura (Conseil Consultatif) saoudienne décida d’autoriser les femmes à émettre des fatwâs selon le Plan Vision 2030 proposé par le prince Mohamed Ben Selman.
L’immigration vers l’Europe et l’Occident a transplanté l’islam dans des environnements nouveaux. Bassan Tibi montre le dilemme des musulmans qui intègrent la communauté internationale en devant acceptant les valeurs démocratiques et pluralistes (p. 21) alors que les qaîdistes jugent que « la démocratie est une apostasie, le châtiment est donc la décollation » (p.213). Le Conseil européen de la fatwâ et de la recherche, fondé à Dublin en 1997, considère que la charia doit être la norme absolue de tous les musulmans (p.89) ; ce qui ne facilite pas les mariages mixtes.
L’analyse de l’auteur est convaincante : comme l’islam est devenu de plus en plus une idéologie politique prenant des formes religieuses (p.19), les fatwâs sont l’expression juridico-religieuse des tensions sociétales et des enjeux politiques (p.290). En ce sens, fatwâs et politique sont les deux faces de la même réalité. (p.123).
Le lecteur consultera avec intérêt la bibliographie en français, arabe et anglais (p.291 à 296), et l’index des personnes (p.297 à 302).
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