Auteur | Gilles Kepel |
Editeur | Gallimard |
Date | 2021 |
Pages | 324 |
Sujets | Islam Aspect social Moyen-Orient Méditerranée (région) 2000-.... Gestion des crises Méditerranée (région) Moyen-Orient 2000-.... Politique et gouvernement Moyen-Orient 2011-.... Politique et gouvernement Méditerranée (région) 2000-.... Géopolitique 2000-.... |
Cote | 65.577 |
Le Pr. Gilles Kepel n'a pas cessé de montrer que les événements dramatiques qui agitent le Moyen-Orient et le Maghreb depuis les années 1950 ont une répercussion constante en Europe. Nous avions dans ces colonnes présenté son Du Jihad à la Fitna (Bayard 2005) et La Fracture (Gallimard 2018). Dans Le Prophète et la Pandémie, il rappelle que les soulèvements à aspiration démocratique de 2011 s’avéreront catastrophiques pour les populations de Syrie, du Yémen et de Libye (p.16), renforceront l'action des Frères Musulmans, conduisant les pays arabes à se diviser en deux blocs hostiles, l'un mené par le Qatar et la Turquie pro Frères Musulmans et l'autre rassemblant l’Égypte, l'Arabie et les Émirats. En même temps, la guerre civile interconfessionnelle au Levant se superpose au conflit israélo-arabe (p.52) comme la saga sanglante de Daech pratiquant la terreur sur les non musulmans, les non sunnites et même les sunnites (p.53).
Les livraisons de pétrole et de gaz sont indispensables à l'économie européenne. L'OPEP a coopté la Russie en 2020 pour contrebalancer la production des États-Unis qui atteint 15% des 100 millions de barils quotidiens (p.18) tandis que le gazoduc Turkstream de la Turquie (p.179) concurrence le gazoduc Eastmed reliant Israël, l’Égypte et Chypre à la Grèce et à l'Italie (p.83).
L'auteur analyse la situation politique dans 13 pays arabes. Au Maghreb, l'Algérie est en proie à des manifestations du mouvement « Hirak » depuis le 22 février 2019, entre autres contre les privilèges accordés à l'armée qui bénéficie de 28% du budget (p.216). La Libye est divisée entre deux gouvernements, l'un à Tripoli, soutenu par la Turquie, qui transfère à Misrata des djihadistes syriens (p.121), le Qatar et les États-Unis (p.186), l’autre à Benghazi, allié à l’Égypte, aux Émirats (p.186) et à la Russie qui envoie ses mercenaires Wagner (p.193).
Les États du Golfe ont entrepris un rapprochement avec Israël. Ainsi, le 22 novembre 2020, Netanyahou se rend en avion au Projet de Neom, ville intelligente (500 milliards $ d’investissement saoudien) près de la frontière jordano-saoudienne, où l'accueillent Mohamed ben Selman (MBS) et Mike Pompeo (p.111). Aux Émirats, la sous-traitance de la high-tech israélienne pourrait remplacer l’influence de la Chine (p.75), qui se trouve engagée dans une compétition avec les Émirats pour le contrôle des voies commerciales au moment où Pékin fait de Téhéran un point d’entrée majeur au Moyen-Orient (p.89). Le Qatar, depuis 2017, s'est vu imposer un blocus par MBS et Mohamed ben Zayed et survit grâce à son Fonds souverain (335 milliards $) tandis que la base aérienne américaine d’Al Udeid, garantit la sécurité de l’émirat (p.120). Doha, banquier des Frères Musulmans (p.46) soutient les incursions turques en Syrie contre les Kurdes (p.120) et finance la survie économique de Gaza en accord avec Israël (p.64). Le pauvre Yémen est devenu un champ de bataille par procuration (p.118) entre la « Triplice » (Iran, Turquie, Qatar) et l'Entente abrahimique, Arabie, Émirats et Israël (p.118). L'ancien Yémen du Sud (1967-1990) a même été revivifié, grâce aux Émirats en 2019. Le 9 avril 2020, Riyad, vaincu, a procédé à un cessez-le-feu unilatéral.
L’Égypte souffre de son surpoids démographique (100 millions en 2020) ; il en résulte un chômage de 60%, pour les moins de 30 ans (p.170). Suréquipée militairement, elle dispose de gisements gaziers sous-marins de 850 milliards de m3. L'Irak a été vassalisé par Téhéran (p.69) qui fait piller les revenus des exportations pétrolières irakiennes par les milices chiites affidées (p.70), mais des manifestants hostiles à l'Iran en 2017 avaient brûlé le consulat iranien en scandant « Dehors l’Iran ! » (p.27). L'enclave de Gaza est en instance permanente de déflagration sociale, contenue par l'assistance financière de deux rivaux, Abou Dhabi et Doha (p.165). Téhéran et Ankara soutiennent également Haniyé (p.157). En Syrie, le Régime d’Assad a été sauvé en 2012-2013 par le Hezbollah, les Gardiens de la Révolution iraniens, des miliciens chiites irakiens, afghans, pakistanais (p.96). Mais pour investir la reconstruction de la Syrie estimée à 400 milliards $, Abou Dhabi exige une distanciation entre Téhéran et Damas (p.101).
En Afrique, Ankara avait établi une base importante en Somalie en 2017 près de Mogadiscio et Abou Dhabi une base à Berbera en Somaliland (p.182). Au Soudan, Ankara a négocié la location de l'île de Suakin près de Port-Soudan pour implanter une base (p.183). En Éthiopie, le grand barrage sur le Nil Bleu disposant d'un réservoir de 80 milliards de m 3 (p.181) a été contesté par l’Égypte qui semble soutenir la guerre civile actuelle ravageant le pays chrétien.
Au Moyen-Orient non arabe, l'accord irano-chinois prévoit 400 milliards d’investissement de Pékin dans les domaines bancaire, télécommunications, ports, rail, une coopération militaire de 5000 soldats stationnés en Iran (p.91). L’intervention de l’Iran en Syrie depuis 2012 l'a isolé de la majorité des Arabes sunnites (p.98) et il n’est plus en capacité de soutenir le Hezbollah (p.100). Israël, dont le Parlement compte 15 députés arabes sur 150 (p.165), a établi des relations diplomatiques avec les Émirats en 2017 (p.46), Bahrein (p.61), le Soudan et le Maroc en 2020 (p.63). En Turquie, Atatûrk abolissait le califat en 1924 (p.23). Au contraire, le 24 juillet 2020, Erdogan inaugure solennellement la prière du vendredi à Sainte-Sophie enterrant la laïcité kémaliste et exhumant le calfat ottoman (p. 21). Il attaque ses voisins chrétiens, la Grèce défendue par la France et les Émirats en août 2017 (p.82), Chypre (p.135), l'Arménie (p.146) affrontant indirectement, malgré le Traité d'Astana (p.83), la Russie qui la soutient contre l'Azerbaïdjan. En 2018, la Ligue arabe dénonçait les menées turques en Syrie, Irak, Libye. D'autre part, la Turquie est tributaire de l’Europe infiniment plus qu’elle ne dépend d’elle (p.133).
L'auteur consacre son dernier chapitre au Jihadisme d'atmosphère (p.256 ss) exporté en France où il prend la forme d'assassinats de citoyens innocents tandis qu'Ankara se livre au chantage des flux migratoires, de l'importation de gaz, de la manipulation électorale des communautés musulmanes immigrées, de la diffusion du terrorisme djihadiste dans toute l'Europe en utilisant les réseaux des Loups Gris pour menacer les citoyens franco-arméniens (p.17). La France est atteinte par une idéologie islamiste radicalisée (p.254) qui tente de gagner les 7 millions de musulmans résidents. Les attentats contre des personnes ont été le fait d'immigrés récents sur le train Thalys (p.233), les employés de Charlie Hebdo (2015 et 2020) et d'Hyper Cacher, aux Mureaux contre des policiers, à Nice où un camion conduit par un Tunisien tue 86 piétons, puis un autre Tunisien tue 3 personnes dans la basilique Notre-Dame de la ville ; on rappellera l'égorgement de l'enseignant Samuel Paty par un Tchétchène.
On félicitera M.Francis Balanche, maître de conférences à Lyon 2, pour son illustration cartographique inédite, liée habilement au déroulement du texte et M. Kepel pour avoir ajouté à sa documentation la chronologie de l'An 2000(p.285 à 304) et l' index toujours bien utiles (p.305 à 320).