Tigre et Euphrate : au carrefour des convoitises

Auteur Marcel Bazin
Editeur CNRS
Date 2021
Pages 250
Sujets Moyen-Orient
Histoire

Mésopotamie

Histoire
Cote 65.253
Recension rédigée par Henri Marchal


On a pu dire que les fleuves étaient au cœur des enjeux qui structurent notre monde. Pour le Tigre et l’Euphrate qui occupent une position de carrefour au Moyen-Orient, Marcel Bazin, géographe de formation et de terrain, démontre avec clarté la pertinence de cette observation sur une profondeur historique plurimillénaire.

Les multiples séquences historiques qui s’y sont déroulées depuis le néolithique font apparaître les singularités qui caractérisent au fil du temps le bassin fertile de ces deux fleuves. Dans ce creuset de civilisations, deux événements majeurs ont marqué le destin de l’humanité : la révolution agricole et l’apparition de l’écriture concomitante à l’urbanisation. Indissolublement liés, le Tigre et l’Euphrate n’ont pas cessé au cours des siècles de jouer un rôle majeur tant par l’utilisation de leur eau que par leur fonction d’axes de circulation tandis que les découpages politiques variaient au gré des pouvoirs en place depuis les premières cités-États mésopotamiennes jusqu’aux dynasties rivales ottomane et perse. De l’issue de la Première Guerre mondiale naît la configuration politique actuelle qui divise le bassin hydrographique entre quatre États (Turquie, Syrie, Irak, Iran) dont la stabilité est de nature fragile. 

Les quatre États font face à des problématiques communes pour la mobilisation des ressources en eau et des stratégies de développement appuyées sur les hydrocarbures. Toutefois, leur action est davantage guidée par une perspective de rivalité que de coopération. Chacun d’eux lance sur son territoire de vastes programmes d’aménagement hydraulique sans concertation avec ses voisins. La ressource en eau est considérable mais irrégulière. L’aménagement moderne, paradoxalement parti de l’aval, reprend en Basse-Mésopotamie des tracés remontant à l’époque du califat abbasside, voire à l’Antiquité. A partir des années 1960, les aménagements régionaux sont privilégiés. L’Iran est le premier à porter au Khuzestân sous le règne du Shâh un projet de barrage sur la Dez, prélude à un aménagement systématique. De son côté, l’Irak développe une nouvelle génération de barrages ayant pour objectif l’extension de l’irrigation et la production d’électricité. L’effort de la Syrie porte sur la construction d’un grand barrage-réservoir à Tabqa sur le Moyen-Euphrate. Sa création déclenche d’amples déplacements forcés de population suivis d’un afflux de migrants vers la ville nouvelle de Tabqa. On peut se demander si le projet dit de l’Anatolie du Sud-Est (GAP) qui s’inscrit dans une vision turco-centrée participe à un aménagement global ou sert de levier d’intégration ! De fait, son démarrage a créé une situation d’asymétrie défavorable aux pays de l’aval.

L’autre ressource disponible dans la région est le pétrole dont la découverte suscite immédiatement l’intérêt des grandes puissances soucieuses d’exploiter cette richesse énergétique. L’Iran et l’Irak sont à l’origine de l’épopée du pétrole au Moyen-Orient au début du XXe siècle sous domination occidentale. A partir des années 1950, des réajustements bénéficient aux pays producteurs où l’on note des décalages spatiaux entre exploitation pétrolière et réseau hydrographique.

L’unité hydrographique du bassin des deux fleuves est profondément fragmentée suivant une série de critères (relief, climat, appartenance ethnolinguistique et religieuse, organisation sociale, dynamique urbaine, valorisation des ressources) qui sont loin de se superposer harmonieusement. Ces différents éléments se combinent de façon variée pour aboutir à des entités régionales différenciées. En Irak, trois blocs régionaux (Arabes sunnites, Arabes chiites, Kurdes sunnites) rayonnent autour de sa capitale, Bagdad. En Iran, un arrière-pays montagnard domine une plaine pétrolière. Le développement de la Syrie de l’Euphrate souffre d’une dépendance extérieure. La partie turque du bassin présente en Anatolie orientale deux visages opposés. Au Sud-Est, la région est transformée en profondeur par le programme de développement GAP ; à l’Est, la région montagneuse fait figure de périphérie délaissée. La démarche qui se limite au cadre national ne manque pas d’être artificielle puisque notamment les frontières tranchent des aires de peuplement continu. L’utilisation des eaux et les positions politiques compliquent des relations interétatiques, aggravées par l’intervention d’acteurs lointains.

Durant les quatre dernières décennies, une succession de conflits déséquilibre et ravage l’espace de ces quatre États sur trois périodes : affrontements intra et interétatiques avec la révolution islamique en Iran, la guerre Iran-Irak et parallèlement la rébellion kurde du PKK en Anatolie orientale ; internationalisation des conflits avec les deux « guerres du Golfe » ; contagion du « printemps arabe » provoquant une longue guerre civile en Syrie et émergence, puis le recul du phénomène de l’État islamique. Il en résulte une série de bouleversements qui poursuivent leurs effets puisque la situation en Syrie et en Irak est loin d’être stabilisée. Les populations sont frappées dans leur chair, leur vie quotidienne et leur liberté. Les flux de réfugiés dans et hors de leur pays sont considérables et particulièrement massifs pour la Syrie. De vastes portions de villes sont transformées en champs de ruines. La destruction correspond parfois à un geste symbolique délibéré et on a pu parler à propos de Diyarbakir d’« urbicide ». Les ravages atteignent deux autres dimensions. Dans ce berceau de civilisations, le patrimoine culturel a subi de lourdes pertes et a même servi de cible pour effacer la mémoire de l’adversaire. L’autre dimension concerne l’environnement dont les combattants se sont évidemment peu préoccupés (chantage aux barrages, incendie de puits de pétrole par exemple).

Comment concevoir une reconstruction durable des surfaces dévastées sans avancées dans le règlement des conflits ? Pour apprécier le potentiel de résilience, Marcel Bazin imagine finement le retour sur terre du dieu sumérien Enbilulu qui veillait sur les deux fleuves sacrés de Mésopotamie en faisant télescoper le temps long et le temps court. Au-delà des épreuves d’aujourd’hui, le dieu se serait peut-être rassuré en voyant que celles-ci ne sont pas nouvelles et que cet espace a réussi chaque fois à se redresser ! Ses sursauts dans le passé augurent-il de sa résilience maintenant et demain ?

Par son analyse du bassin de ces deux fleuves mythiques, façonné par une histoire multimillénaire, l’auteur rappelle l’intérêt et la nécessité d’une « fécondation réciproque de la géographie et de l’histoire ». Pour ne pas alourdir un texte de lecture facile, l’ouvrage s’accompagne fort à propos de renvois à des notes et à des références pour qui voudrait en apprendre davantage. Il donne à réfléchir sans résignation.