Voyages dans une forêt de symboles : mélanges offerts au Professeur Denis

Recension rédigée par Colette Roubet


Les Mélanges offerts à Denis Vialou, professeur émérite du Muséum National d’Histoire naturelle et membre éminent de notre Académie (4ème section), renvoient une perception contrastée et enrichie de récentes manifestations comportementales d’Homo sapiens en Europe et en Amérique du Sud, durant le Paléolithique supérieur et le Néolithique, qui réagencent l’horizon de nos connaissances. Certaines proviennent de travaux suivis sur le terrain par D. Vialou et son épouse A. Vilhena-Vialou, professeure de Préhistoire, guides scientifiques au Museum de jeunes chercheurs du XXIème siècle. Elles soulignent moins une uniformisation des comportements que l’adoption de rapports spécifiques aux territoires, aux organisations sociales et aux univers mentaux qui les suscitèrent. Les signatures pariétales qui humanisent les lieux font surgir une présence, un ailleurs et l’imaginaire de l’autre, soutenant le pouvoir de rendre sensible la diversité des espaces de pensées.

Cet ouvrage a été réalisé en 2020 pendant le confinement sanitaire, instauré pour contenir la pandémie du covid-19. E. Paillet, P. Paillet et E. Robert, formés en Préhistoire par D. Vialou, l’ont mis en oeuvre avec efficacité, bénéficiant du soutien éditorial de nos collègues belges, directeurs de publication, notamment du Directeur Pierre Cattelain du Cedarc/Musée du Malgré-Tout à Treignes, des équipes de l’Université Libre de Bruxelles et de l’Université de Liège. L’édition sur papier couché brillant habille le contenu d’illustrations en couleur soignées et bien choisies (390 p). Sollicitant quatre-vingt-trois spécialistes, cinquante-huit contributions rendent compte de « voyages dans une forêt de symboles » de part et d’autre de l’Atlantique.

L’ouvrage, élégant et riche de points de vue divers, est en lien avec l’activité scientifique de Denis Vialou, féconde et diversifiée, partagée depuis plus de 30 ans par son épouse. Elle est vivifiée par le dynamisme d’une pépinière scientifique explorant en zone subtropicale de vastes terrains amérindiens et le soutien de passionnés de l’art préhistorique, tentant de dévoiler la psyché humaine.

Dans la première partie, (p.15-66) chaque auteur expose les circonstances d’une rencontre avec D. Vialou. Souvenirs des premiers échanges, choix des domaines à approfondir, itinéraire d’une vie à reconsidérer parfois. Tous ont bénéficié d’un accueil chaleureux et d’un contact teinté de l’exigence d’un maître en prise directe avec une communauté scientifique vigilante et renouvelée. Saisie par ce rapport intergénérationnel presque sans équivalent, dans cette discipline, avec celui d’un étudiant du siècle passé, j’ai été sensible aux expressions des jeunes auteurs, libres, inquiets, reconnaissants, en attente d’une écoute et d’une disponibilité instaurant une confiance mutuelle. Suscitant même du maître une réceptivité allant jusqu’à accepter une audacieuse proposition. Celle d’un ancien étudiant, E. Robert, rappelant son implication dans le classement documentaire du lieu de travail de D. et A. Vialou, pour légitimer son souhait de faire connaitre un « site professionnel ». Pour se livrer à un exercice original et inédit, « l’archéologie d’un bureau » et « l’aborder comme (presque) n’importe quel site archéologique » (p.55). Surprise par ce détour, je loue l’approbation souriante qui l’a permise. Cette démarche, conduite dans l’Institut centenaire de Paléontologie humaine où se situe ce bureau 102, s’est affranchie de la réserve d’alors pour lever le voile sur ce lieu de réflexion.

D’abord presque conforme à l’exploration d’un site stratifié et soucieuse de préciser un ordonnancement spatialisé, géographique et thématique, outre la présence d’instruments et matériaux divers. Puis, cette neutralité a disparu lorsque surgirent, à leur rencontre, souvenirs et expériences personnelles. L’intensité émotionnelle a libéré une expression sensible qui tout en éloignant l’auteur de l’objectif initial, révéla quelque chose d’émouvant de la psyché humaine, si mystérieuse à capter lorsqu’on s’approche d’une paroi ornée paléolithique. Cela était-il aussi l’objectif de l’auteur ? On retiendra cet exemple et cette remarque au moment d’accéder aux données établies sur les représentations graphiques, pariétales et mobilières (2-3èmeparties). Quoiqu’il en soit cette tentative témoigne d’une rupture comportementale installée au tournant du XXIème siècle qui a vivifié l’institution et l’a fait entrer dans une autre époque. Comme le fit aussi la mise en place au Museum d’un Master de Quaternaire et Préhistoire en réponse aux attentes de nouvelles générations d’étudiants de France, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique bénéficiant de programmes ouverts aux plus récentes découvertes et aux recherches dans le monde.

            « L’appel du large » a fait souffler le vent de l’aventure dans la seconde partie de l’ouvrage (p. 69-179). Projeté au Brésil le lecteur va voyager jusqu’aux rives de l’Uruguay, en Colombie et en Guadeloupe. La diversité des thématiques en entretiendra l’intérêt. Au centre ouest du Brésil, l’état du Mato Grosso étend un vaste domaine archéologique, objet du programme coopératif franco-brésilien depuis 1983 (A. Vilhena-Vialou et D. Vialou). La Cité De Pierre (A. Vilhena-Vialou, dir. 2005) continue de livrer les secrets de son espace minéral total ; les prospections signalent de multiples occupations lovées dans des falaises aux parois peintes et sur les piémonts. Liées au réseau hydrographique du Vermelho, elles témoignent d’une anthropisation remontant au Pléistocène supérieur final (depuis plus de 25 000 ans) et s’étendant à l’Holocène, bien attestée dans l’abri de Santa Elina. Les diverses données (chrono-stratigraphiques, structures spatiales, assemblages lithique, osseux, colorants) sont associées à une mégafaune à Glossotherium lettsomi (ossements de paresseux). M. Benabdelhadi en précise ici avec pertinence les caractéristiques chrono-sédimentaires. Ailleurs, et dans l’état du Parana, les travaux de G.R. Martins et E. M. Kashimoto confirment l’extension du phénomène anthropique au Pléistocène final/Holocène initial, reconnue dans les Abris Ato Sucuriu 12 : 12 660 cal BP ; Alto Sucuriu 4 : 11 000 cal BP.

On consultera avec intérêt les résultats provenant des principaux sites de Ferraz Egreja, Vermelho, Perdida, Morro Solteiro, Morro da Janela, Ponta do Monjolo, Brito, Antiquiera, etc., présentés par E. Vilhena de Toledo, L. Figuty, C. Guedes, G. R. Martins, E. M. Kashimoto, F. Comerlato, S. Rostain, E. Neves, C. Etchevarne et leurs collaborateurs. Ils documentent la période holocène entre 10 000-5000 BP. La mosaïque des installations établie autour de Rondonopolis, de Chapada dos Guimares et au-delà, souligne l’attractivité des conditions locales, la diversité et l’abondance des ressources naturelles (débuts des processus agro-écologiques tropicaux, productions végétales et animales sans pratiques de domestication (au sens européen) à valeur économique et symbolique). Cette présence matérielle s’accompagne d’expressions pariétales symboliques, gravées et peintes, jusqu’à l’Holocène final 2000-250BP. Ces populations agricoles méridionales développent alors d’autres types de récipients céramiques à décors polychromes dans le bassin du rio Parana. Les représentations graphiques pariétales forment un corpus spécifique original, porté par l’imaginaire de populations créatrices, soucieuses de transmission et d’enracinement.

On voit s’exprimer une pensée animiste dans un langage graphique figuratif et abstrait, faisant écho au contexte amérindien, visible ou fantasmé. Tout comme celui étudié sur le littoral de Santa Catarina (F. Comerlato). En Amazonie colombienne les spectaculaires plateaux de Chiribiquete et les peintures rupestres de La Lindosa (dont certaines d’âge pré-holocène) portent « un film immobile … où les héros sont les animaux de la jungle accompagnant des êtres du monde invisible, dans de fantastiques aventures qui effleurent le merveilleux » (S. Rostain, p.131). Vision d’un ailleurs foisonnant de créatures, typiques de l’iconographie rupestre brésilienne, déjà soulignée par D. et A. Vialou. Sur les rives du fleuve Uruguay d’autres manifestations graphiques soulignent la richesse des espaces de pensée durant le Pléistocène final et l’Holocène, avec le souci d’inscrire sur tous les territoires investis des messages identifiants. Cette anthropisation semble aller de pair avec un fort développement démographique.

D’autres populations maritimes et insulaires s’installent aux Caraïbes. Celles de Guadeloupe (A. Delpuech, p.171-179) font montre de croyances, de mythes et de vestiges précolombiens voisins de ceux du Venezuela. Au pied de la Soufrière des pétroglyphes gravés et dressés près des Trois-Rivières et de la vallée d’Or, confèrent au site une originalité certaine. A. Delpuech propose de l’interpréter comme ayant pu représenter le siège d’un espace cérémoniel, entre 300-600 de notre ère, dont le pouvoir mythique et religieux pose la question de potentielles relations avec ce « géosymbole ».

La troisième partie de l’ouvrage (p.183-253) donne le ton du développement suivant : « La vis est le corps sans âme, et le tournevis l’esprit ». Plusieurs fils conducteurs guident le lecteur à appréhender la psyché humaine desapiens d’hier et d’aujourd’hui à travers ses méandres, ses ressors, ses troubles, sa sensibilité. Les textes sont ceux de cliniciens psychiatres, psychanalystes, psychologues, anthropologues, chercheurs en neurosciences, historiens, et archéologues du langage. Tous soutenus par de longues années d’expertises in vivo. Cet original faisceau documentaire vient contrebalancer les développements factuels des préhistoriens et soutenir un thème cognitif, porteur d’un point de vue humaniste, matériellement peu accessible. Ce ressenti ou la pulsionnalité (J. Chan p.192) s’approche d’un Beau symboliqueprésent dans toute création et que Sapiens magnifie dans sa parure, ses manifestations artistiques et funéraires. L’habiter estival au Mésolithique (G. Marchand, p.231-238) près du rivage et au contact l’espace marin dut offrir aux communautés des occasions de l’exprimer sans s’accompagner de traces matérielles. Il y a de même dans la diversité des matériaux utilisés durant l’Aurignacien dans l’abri Pataud (couche7, L. Chiotti p.239-247) comme une réponse à une perception sensible pour les couleurs et les formes, associant au projet élaboré la magie des matériaux. Dans les sites néanderthaliens (M. Patou-Mathis, p.249-253), à travers des témoins non-alimentaires du monde animal, toute une cosmogonie protectrice conduit à doter intuitivement le chasseur d’une perception sensible accordant un statut privilégié à la partie animale conservée et transformée en objet de parure. La place spéciale que l’animal occupe dans la chasse symbolique assortie de rituels (souvent matériellement absents) fait écho, à la même époque, à celle qui entoure les rituels funéraires humains. Tous ces signes anticipent l’intention sociale, symbolique et esthétique qu’incarnera le fait pariétal, exposé ci-dessous.

La dernière partie de l’ouvrage (p.257-390) rappelle que « seules les traces font rêver ». Un bouquet documentaire concerne les principales régions d’art pariétal en contexte européen occidental où les cultures du Paléolithique supérieur (Aurignacien, Solutréen, Magdalénien) sont développées. Et où grottes et abris peints, gravés et célèbres (Lascaux, Rouffignac, La Mouthe, La Marche, Altamira, Castillo, Armintxe, etc.) ont livré grâce à de nouvelles lectures des compléments et des interprétations fondés sur des méthodologies plus précises grâce à une instrumentation plus appropriée. L’apport de méthodes physico-chimiques à la connaissance de l’art pariétal (J.-J. Bahain et M. Lebon, p.275-281) vient souligner l’indispensable soutien de cette approche, dans la création, la chronologie, la conservation et la préservation de ces chefs d’oeuvre. Plus loin, l’ouvrage rappelle comment l’art paléolithique de plein air s’est imposé en péninsule ibérique et s’est fait accepter ailleurs (P. Bueno-Ramirez et R. de Balbin Behrmann, p. 283-288, T. Aubry p. 289-294). Ayant eu l’occasion de visiter au Portugal la basse vallée du Coa, avec le Pr. H.G. Bandi de l’université de Berne, j’ai pu admirer la diversité faunique gravée (aurochs, chevaux, bouquetins, etc.) et l’expressivité installées dans de spectaculaires paysages. J’apprécie plus encore ici l’importance des avancées chrono-culturelles.

Dans l’Aude, la galerie ornée de la grotte Gazel donne à D. Sacchi (p.361-364) l’occasion de valoriser d’incomplètes gravures de chevaux, au caractère intentionnel, suggérant peut-être leur localisation dans le paysage. A travers l’étude magistrale d’une plaquette gravée du Mas d’Azil, C. Fritz et G. Tosello (p. 365-374) proposent bien plus qu’une lecture savourant l’habile complexité d’une présentation de six bisons magdaléniens, une contribution décisive à la mise en place d’un « essai de géographie humaine paléolithique ». Quelle œuvre superbe, quel motif lancinant ! Comment ne pas revenir aussi sur les pierres mobilières gravées magdaléniennes de la Marche (Vienne) pour se laisser surprendre par la rencontre d’autres profils humains et de nouveaux corps féminins (en particulier Mélard p.375-381). L’ouvrage s’achève sur les représentations schématiques de cervidés, en forêt de Fontainebleau (E. Robert, B. Valentin, V. Romero Godofredo, A. Bénard et E. Lesvignes (p. 383-390). Attribuées au Mésolithique, elles s’accompagnent d’un répertoire de signes organisés, radiants ou cloisonnés, rappelant les motifs quadrangulaires du Parpallo (p.297). Ces œuvres complètent nos connaissances fauniques et environnementales, en milieu naturel holocène non atteint par la domestication. Leur présence fait un lien avec l’actuel attachement ressenti pour nos actuelles réserves animalières.

L’édition soignée de ce très bel ouvrage fait honneur aux éditions du Cedarc et à Pierre Cattelain en particulier ; il nous offre de voyager à travers des territoires lointains, peu ou pas explorés, faisant écho aux superbes albums photographiques que l’artiste brésilien Sebastiao Salgado présente cette année à Paris. Cet ouvrage renoue avec des lieux emblématiques revisités qui livrent encore des trésors, vivifiant l’art d’homo sapiens. Puiser dans cet ouvrage d’autres réflexions et de nombreuses références réagence nos connaissances et procure un réel plaisir, à partager absolument.