Auteur | Yves Gazzo |
Editeur | Dacres |
Date | 2021 |
Pages | |
Sujets | Tobrouk (Libye) |
Cote | 65.255 |
La particularité de cet ouvrage est qu’il n’appartient pas vraiment à un genre littéraire traditionnel. Yves Gazzo est d’ailleurs lui-même un personnage atypique : économiste de formation, arabisant, haut fonctionnaire international, diplomate, enseignant à Sciences Po, il a vécu la complexité du monde méditerranéen et africain ; c’est également un homme de terrain doué d’une grande capacité d’analyse qui n’hésite pas à prendre des risques. Il côtoie, interroge, trinque, flirte même avec des personnages dignes d’un film de James Bond. Ses buts sont simples : regarder ce qu’il se passe derrière l’écran de télé, comme nous l’ont appris nos professeurs dans les bonnes Facultés de Droit et Sciences économiques, être utile à son pays et à l’Europe, tout en profitant de la vie.
C’est cet éclectisme qui rend si difficile l’appartenance à une catégorie littéraire de « Retour à Tobrouk ». Est-ce une autobiographie ? Oui et non à la fois. Il est évident qu’Yvan colle à la personnalité de l’auteur lorsqu’on le connait bien. Mais il ne parle pas de lui, de ses racines, de sa jeunesse, de ses goûts, ni même de son parcours professionnel. Nous apprenons çà et là, par bribes, que sa présence dans tel ou tel coin reculé de son « terrain de jeu » est motivée par une mission, sans toutefois donner trop de précisions.
« Retour à Tobrouk » est-il un roman d’espionnage dans lequel les « bons » s’opposent systématiquement aux « méchants » ? Pas vraiment non plus, car les alliances dans ces contrées sont souvent de circonstance. En revanche, si Yvan sait à quel monde il appartient, cela ne l’empêche pas d’avoir des amis dans le camp adverse, mais sans jamais se compromettre.
Ultime tentative de mettre une étiquette sur cet ouvrage hybride : est-ce un cours de vulgarisation de géopolitique agrémenté d’épisodes croustillants ? Cela pourrait être le cas, mais sa forme ne respecte pas les canons académiques, car ce n’est pas sa vocation. De surcroit, l’auteur n’échafaude pas de grandes théories issues de telle ou telle prestigieuse université américaine. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne les connait pas. Il se contente de les distiller dans ses échanges autour d’un whisky ou… d’un soda.
Yves Gazzo qui a eu des vies multiples a tout simplement voulu raconter l’histoire d’Yvan à sa façon ; sans prétention aucune, sans donner de leçons à qui que ce soit, tout en nous livrant des flashs sur des situations souvent acrobatiques, dans un monde en permanente ébullition.
A part Yvan, bien entendu, trois ou quatre personnages sont omniprésents : son ami Sacha, ancien hiérarque soviétique qui réussit à survivre sous l’ère Poutine ; leurs rencontres, souvent fortuites, trahissent des liens forts qui les unissaient par-delà les divergences de vues. Marchal, caricature même du pétrolier « expatrié » qui a vécu des situations rocambolesques ; il frise l’absurde, comme dirait Albert Camus, puisqu’il vit un exil volontaire dans des zones hostiles, loin de la civilisation. Il y a également quelques « locaux », comme Mounir, proche du Guide libyen et quelques autres, au passé « chargé », mais pour lesquels l’honneur n’est pas un vain mot.
Enfin il y a deux femmes, ou plutôt deux « Mata Hari » : Zeinab l’attirante Syrienne qui à force de jouer double jeu le paiera de sa vie ; l’envoutante Christina, au corps de nageuse, travaillant pour l’Allemagne de l’Est, avant d’être recyclée par les services de l’Ouest, après la chute du mur de Berlin. Il y a enfin Olga, la femme de Sacha, fille d’un dignitaire communiste qui ne rêve que de réceptions et de villas de luxe sur la Côte d’Azur. Le point commun de ces trois femmes est l’effet qu’elles font sur Yvan. Les deux premières succomberont, la troisième a bien failli suivre le même chemin.
Si mon propos s’arrêtait là, on pourrait penser que l’intérêt de cet ouvrage réside uniquement dans le grand frisson que ne manquera pas de ressentir le lecteur. Mais ce serait manquer l’essentiel. Avec un style peu conventionnel, des détails parfois crus, des histoires d’espions, ce livre laisse transparaitre les convictions d’Yvan, sa propension à porter la contradiction à ses interlocuteurs, quelque-soit leur rang ou leur sexe. Yvan a une vision du monde qui transparait clairement dans ses analyses. Bien sûr, elles peuvent apparaitre datées pour certains et même réactionnaires, dans un monde où la société de consommation et l’inversion des valeurs sont devenues la caractéristique des démocraties occidentales. Yvan, plus que les Métropolitains, a ressenti les signes avant-coureurs de ce qui menace nos sociétés depuis des décennies. Il nous fait part de ses préoccupations, de ses doutes même sur l’avenir de notre « monde d’avant » qui était sans doute binaire, mais plus facile à décrypter.
Cette fresque relatant un demi-siècle d’évènements souvent tragiques dans une région qui continue à susciter toutes les convoitises, offre au lecteur un privilège : celui de se plonger dans un monde qui lui est généralement étranger. Ce mélange d’action et de réflexion lui permet non seulement de découvrir le dessous des cartes, mais aussi de mieux appréhender la complexité des luttes entre puissances dans des contrées qui sont pourtant la banlieue de l’Europe.
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