Auteur | Jean-Pierre Cabestan |
Editeur | Gallimard |
Date | 2020 |
Pages | 278 |
Sujets | Politique et gouvernement Chine 1997-.... Relations extérieures Chine 1997-.... - Tensions internationales 2000-.... |
Cote | 64.727 |
En 2009, Jean-Luc Domenach publiait un livre intitulé : La Chine m’inquiète.[1] Aujourd’hui la Chine n’inquiète plus, elle fait peur. Accueillie à bras ouverts au sein de l’Organisation mondiale du commerce en 2002, elle semblait destinée à devenir riche et plus libérale sinon démocratique. Riche, elle l’est bien devenue, davantage et plus vite qu’attendu, mais la politique de réarmement moral et militaire poursuivie par Xi Jinping depuis son arrivée au pouvoir en 2012 et l’évolution du régime de Pékin vers la dictature ont profondément modifié l’image du pays aux yeux de l’opinion occidentale. Il apparaît en effet que la Chine met sa nouvelle et formidable puissance économique au service d’une ambition d’hégémonie régionale et de plus en plus mondiale, celle du « rêve chinois » célébré par Xi Jinping. La fracture sino-américaine a été consommée sous la présidence de Donald Trump (2017-2021) et a entraîné dans son sillage le raidissement de nombreuses nations à l’égard de la Chine. D’où la question à laquelle s’efforce de répondre l’ouvrage de Jean-Pierre Cabestan : la guerre va-t-elle éclater entre la Chine et les pays que menacent ou lèsent ses ambitions ?
En introduction, Cabestan présente deux schémas théoriques propres à éclairer les modalités et les conséquences de l’ascension chinoise. D’un côté « le piège de Thucydide » renvoie à la rivalité entre Athènes et Sparte au Vème siècle av. J.- C. et au caractère inévitable de la guerre entre puissance ascendante et puissance établie. De l’autre, le principe du vieux stratège chinois Sun Zi (544-496 av. J.-C.) selon lequel la plus belle victoire militaire est celle que l’on remporte sans combattre (bu zhan er sheng), principe auquel fait écho le thème de « l’ascension pacifique » développé par la propagande chinoise. La Chine de fait substitue souvent la menace de la force à son emploi et favorise une stratégie de l’ambiguïté, dite de zones grises, en multipliant les confrontations tout en évitant les conflits ouverts….
Dans un premier chapitre intitulé : une accumulation de passions et de poudre, Cabestan examine les facteurs qui au sein des sociétés intensifient les risques de guerre : en Chine, la montée des nationalismes d’État et populaires, la modernisation accélérée de l’Armée populaire de libération (APL), aux États-Unis, l’opposition croissante des élites, de la société et de l’administration à l’égard de la Chine, de son régime autoritaire et de ses ambitions d’hégémonie, au Japon, la renaissance du nationalisme et l’inquiétude grandissante face à une Chine considérée désormais comme principale menace à la sécurité du pays, inquiétude partagée à des degrés divers par l’Inde, l’Australie et les pays d’Asie du Sud.
Mais c’est à la Chine, d’où partent les initiatives, à la Chine qui a une revanche à prendre sur les humiliations d’un passé semi-colonial et un rôle géopolitique à reconquérir que Cabestan consacre ses analyses les plus détaillées (chapitre 2). Mouvant, complexe, mettant aux prises différentes factions à l’intérieur du parti et généralement limité dans son expression publique aux cercles proches du pouvoir, le débat qui se poursuit en Chine trouve sa traduction dans une politique qui tantôt s’abandonne aux provocations d’une diplomatie « du loup guerrier » (en référence aux exploits d’un Rambo chinois), tantôt au contraire met l’accent sur le caractère pacifique et moral d’une civilisation chinoise traditionnelle, soucieuse avant tout du bien public ou pour reprendre les termes de Xi Jinping du « destin commun de l’humanité ».
Les chapitres qui suivent sont consacrés à une étude des risques de guerre dans les zones géographiques où couvent les tensions les plus fortes. Les analyses les plus fouillées concernent naturellement les possibilités de conflit autour de Taiwan (chapitre 3) et des îles de la mer de Chine méridionale (chapitre 4). Les problèmes des îles Senkaku (Diaoyu) et ceux de la frontière indienne sont abordés plus rapidement (chapitres 5 et 6). Chacune de ces petites monographies présente une information mise à jour, précise, minutieuse. L’auteur y fait preuve d’une grande familiarité avec les problèmes d’armement. Il montre l’importance du facteur militaire, c’est-à-dire de la menace potentielle, dans l’établissement des zones grises et l’importance de ces zones dans l’expansion actuelle de la puissance chinoise. Stratégie efficace qui met l’adversaire devant le fait accompli, lui laissant la responsabilité d’un éventuel passage au conflit ouvert. Stratégie dangereuse, un incident minime pouvant échapper à tout contrôle et, par le jeu des alliances, dégénérer en guerre régionale, mondiale, voire nucléaire.
Très attentif au déploiement de la force de l’APL, l’auteur passe plus rapidement sur le rôle des services de renseignements, sur la pénétration des communautés émigrées, sur le recours à la corruption ou à une politique de front uni destinée à rallier les élites des pays étrangers. L’auteur n’évoque guère non plus (sauf dans le cas du Japon) le rôle important des divers milieux d’affaires nationaux dans la formulation des politiques à tenir à l’égard de la Chine.
Bien informé et clairement rédigé, cet ouvrage a le grand mérite de présenter de façon synthétique une matière dispersée et hétérogène. La démarche rigoureuse de l’auteur le conduit à une conclusion prudente et nuancée. La Chine ne cherche pas la guerre. La stratégie des zones grises lui a permis, lui permet encore d’étendre sa domination en faisant l’économie d’un conflit ouvert dont en l’état actuel de ses forces elle n’est pas sûre de sortir victorieuse. Ses adversaires non plus ne veulent pas la guerre, tenus qu’ils sont par l’importance et l’entrecroisement des intérêts dans une économie mondialisée. Cabestan pense donc peu probable l’éventualité d’une guerre dans un avenir prévisible. Il ne l’écarte pas non plus complètement : la stratégie des zones grises se fait plus dangereuse maintenant qu’elle se heurte aux réactions mieux ajustées des partenaires de la Chine, à celles des États-Unis en particulier : la revitalisation des anciennes alliances, la conclusion de pactes de sécurité, la volonté de maintenir une certaine avance dans les technologies militaires, autant de dispositions qui rendent plus risquées les provocations chinoises. En outre Cabestan, historien autant que politologue, nous rappelle qu’il faut compter avec le hasard et les passions et que dans un contexte de nationalismes exacerbés et d’armement accéléré, n’importe quel petit incident peut dégénérer en conflit mondial comme ce fut le cas dans un contexte bien différent en 1914.
[1] Jean-Luc Domenach, La Chine m’inquiète, Paris, Perrin 2009