Auteur | Patrick de Saint-Exupéry |
Editeur | Les Arènes |
Date | 2021 |
Pages | 317 |
Sujets | Génocide des Tutsi (1994) Massacres Relations extérieures Enquêtes Congo (République démocratique) Rwanda France 1994 (Guerre civile) 1990-2020 |
Cote | 64.346 |
Un quart de siècle après les événements tragiques qui ont bouleversé la région des Grands Lacs (guerre civile et génocide au Rwanda, basculement du Congo-Zaïre dans la guerre) les passions sont toujours vives. Mémoire et histoire ne cessent de s’entrechoquer. Témoins, acteurs, chercheurs semblent figés en postures immuables comme si l’horreur – réactualisant sans cesse l’agonie de Kurtz au cœur des ténèbres de Conrad – les avait tétanisés. Le livre de Patrick de Saint Exupéry s’inscrit dans cette veine.
On connaît ses positions, son admiration pour Paul Kagame comme sa critique constante de la politique menée par François Mitterand en faveur du Rwanda de Juvénal Habyarimana, sa défiance envers les Hutu, son refus de considérer que les morts peuvent se valoir. Il annonce sans détour la dissymétrie de son regard dès le premier chapitre : « Envoyé spécial au Rwanda pour le Figaro, j’avais vu le génocide des Tutsis. Cette première image restait ancrée en moi avec une perfection minérale. (…) La deuxième image, celle d’un supposé génocide des réfugiés hutus dans les forêts du Congo, n’arrivait pas à s’imprimer en moi » (p.11). C’est précisément pour retrouver d’éventuelles traces de ce « supposé génocide » que Patrick de Saint-Exupéry entreprit, au cours de l’été 2019, cette « traversée » qui le conduisit de Kigali à Mbandaka, avant une ultime étape à Kinshasa.
Le récit de ce voyage « au cœur de l’Afrique », qualifié d’« Odyssée », est organisé en 13 chapitres qui en scandent les étapes. Chacune d’entre elles fournit l’occasion de revenir sur les événements qui se sont déroulés au Congo-Zaïre entre le déclenchement du génocide rwandais en avril 1994 et l’entrée victorieuse à Kinshasa de Laurent-Désiré Kabila le 17 mai 1997. L’ensemble du récit vise à démontrer l’inconsistance des thèses du double génocide, thèses « révisionnistes », selon lesquelles l’armée du Front patriotique rwandais (FPR), aurait, avec l’aide de l’Alliance des forces démocratiques de libération du Congo-Zaïre (AFDL) de Kabila, procédé à des massacres de masse des Hutus en fuite après la destruction en 1996 des camps de réfugiés du Kivu. Journaliste, Patrick de Saint-Exupéry veut « voir ». Dans le chapitre 11, il argue de la supériorité du témoignage visuel à l’occasion de la mort de Pierre Péan survenue le 25 juillet 2019, mort qu’il apprend, nous dit-il, alors qu’il descend le fleuve Congo entre Kisangani et Mbandaka sur le bateau pousseur Géra Ier - seule date précise de toute la Traversée : « Il n’avait jamais mis les pieds au Rwanda ; j’avais été témoin du génocide de 1994 » (p. 281). L’évocation de Pierre Péan[1] figure de proue du camp opposé, celui du « cercle restreint mais bruyant des négationnistes » (p. 285) gravitant autour de l’Élysée, de François Mitterand à Hubert Védrine et au général Quesnot, - auxquels s’ajoute le juge Bruguière et son « instruction manipulatoire » (p.284) - est significative de l’impossibilité de rapprocher les points de vue divergents sur le Rwanda et les guerres des Grands Lacs et du Congo : « Il était d’un camp, j’étais d’un autre, aucune conciliation n’était envisageable ; le Rwanda nous opposait, irrémédiablement ».
Il semble impossible en effet d’être neutre, d’échapper à une polémique qui se poursuit depuis plus de vingt-cinq ans et a empoisonné les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda jusqu’au changement de politique initié par le président Macron. La publication en 2020 du livre de la journaliste canadienne Judi Rever, Rwanda, l’éloge du sang,[2] prenant le contre-pied de la doxa actuelle a relancé la polémique. L’ouvrage de Saint-Exupéry, remplit en quelque sorte une fonction de contre-feu, sans jamais citer Judi Rever, pas plus au demeurant que les travaux de chercheurs, d’universitaires, d’institutions internationales qui ne vont pas dans le sens de ses thèses. Le livre ne contient d’ailleurs pas de bibliographie, mais seulement quelques notes de bas de page faisant mention de publications qui servent surtout l’argumentaire de l’auteur.
Ce dernier s’en prend au Rapport Mapping de l’ONU sur les exactions commises au Congo entre 1993 et 2003[3], rapport essentiel mais que l’usure du temps et la frénésie de l’actualité avaient fini par occulter. C’est le docteur Mukwege, prix Nobel de la paix 2018, qui a redonné du lustre à ce rapport lors de son discours de réception à Oslo. Depuis, « l’homme qui répare les femmes » milite, au risque de sa vie, pour l’instauration d’une institution judiciaire dédiée à l’instruction des crimes commis en RDC dans le contexte des guerres des Grands Lacs. Rien d’étonnant si le Rapport Mapping se trouve en ligne de mire de Saint-Exupéry. Son entretien, au début du voyage, avec James Kabarebe, qui fut le principal instigateur et stratège de la destruction des camps du Kivu et de l’avancée de l’AFDL et de l’Armée patriotique rwandaise dans le « ventre mou » (p.78) du Congo-Zaïre montre à l’évidence sa proximité avec les hommes de pouvoir au Rwanda. Selon l’auteur, Kabarebe aurait balayé d’un revers de main le Rapport Mapping : « C’est de la politique » dit-il, très calme, très ferme, très sûr de lui » (p.79).
Saint-Exupéry veut en avoir le cœur net, n’hésitant pas à braver les obstacles d’une traversée périlleuse de l’immense Congo. Il veut « voir » les traces de l’exode des réfugiés hutus, ceux qui ne sont pas retournés au Rwanda en 1996, évaluer si possible le nombre d’entre eux qui auraient disparu, victimes de tueries, morts d’épuisement et de maladie dans la grande forêt inhospitalière pour en finir avec ce chiffre souvent avancé de 200 000 victimes Hutu. On touche là aux limites de son ambition.
D’abord, parce qu’il n’y a plus rien à voir. Il n’y a plus de traces visibles du passage et du séjour de dizaines ou de centaines de milliers de fuyards. La forêt équatoriale efface tout, digère tout. Des camps du Nord-Kivu dont les plus importants hébergèrent plus de 100 000 réfugiés, le paysage ne porte plus aucune marque. Il est donc vain de penser voir quelque chose en suivant l’itinéraire des fuyards. L’auteur a de toute façon esquivé les parcours les plus compliqués (délabrement des infrastructures et insécurité) : il s’en remet à un hélicoptère de l’ONU pour aller de Goma à Walikale. C’est en bateau qu’il relie Kisangani à Mbandaka, bien loin des trajets de l’exode par voie de terre, via Boende, au travers des régions les plus reculées de la « Cuvette » congolaise.
Ensuite, parce que, au cours d’un périple d’un mois - peut-être un peu plus, l’auteur ne donne pas d’information précise à cet égard - il n’a eu de conversation qu’avec une vingtaine de personnes, rencontrées de façon semble-t-il aléatoire (des religieux principalement, ce qui n’est pas étonnant dans un pays où les églises, l’église catholique au premier chef, représentent la structure sociale la plus opérationnelle, ne serait-ce que pour accéder à un hébergement ou à Internet). Comme on pouvait s’y attendre, ces quelques entretiens n’apportent aucun élément nouveau, aucune preuve susceptible d’étayer sa thèse : ses interlocuteurs n’ont rien vu, n’étaient pas là, ont oublié - ou gardent par devers eux ce qu’ils savent. Le professeur Filip Reytntjens, spécialiste de l’histoire des Grands Lacs, a fort justement fait remarquer que ces quelques bribes d’information glanées au cours du périple de Saint -Exupéry ne faisaient pas le poids en comparaison du Rapport Mapping, de ses enquêtes menées pendant plus d’un an auprès de plus de mille témoins, appuyées par des milliers de pages d’archive[4]. A quoi on pourrait ajouter la somme considérable de rapports de l’ONU et de tant d’ONG impliquées dans le drame des Grands Lacs, MSF, Amnesty International, Human Right Watch etc. et les témoignages d’une multitude d’ONG congolaises, proches du terrain : Saint-Exupéry n’en a cure. Seul contre tous il entend montrer qu’il n’y a pas eu de massacres de Hutus d’une ampleur telle qu’elle pourrait justifier qu’on parle de crime de guerre, de crime contre l’humanité, voire de génocide comme s’interroge le Rapport Mapping. Sa vision relève d’un manichéisme sans nuance, les bons (Tutsi) d’un côté, les mauvais (Hutu) de l’autre. S’il reconnaît, que les soldats du FPR se sont livrés à des massacres dans le camp de réfugiés de Kibeho, proche de Butare, en avril 1995 (p.59), c’est finalement pour mieux étayer sa thèse, alléguant que les « voyantes » de Kibeho, trois jeunes filles disant avoir vu la Vierge Marie dans les années 1980 et annonçant de terribles malheurs, auraient fait le jeu des « négationnistes » : leurs déplacements à travers le monde, ajouté à ceux d’Agathe, la veuve du président Habyarimana, dessinerait « la carte des foyers extrémistes enfermés dans la négation » (p.63).
Le récit de l’auteur tourne à l’obsession.
Selon lui, « C’est à Kibeho que l’histoire du ‘deuxième génocide’ commence à s’écrire » (p.57), les exactions commises par les militaires tutsi, bien documentées, préfigurant en quelque sorte celles commises plus tard après la destruction des camps du Kivu mais qu’il estime largement fantasmées, instrumentalisées en particulier par la France de Mitterand, indéfectible soutien du pouvoir hutu, dont les troupes de l’opération Turquoise, opérant « du côté des tueurs » auraient « sur instruction de l’Élysée, laissé fuir au Congo les principaux responsables du génocide des Tutsis » (p.66). De son côté, MSF France est accusé de s’être refait une santé en ameutant le monde entier sur la « politique d’extermination des réfugiés (…) par les forces militaires de Laurent-Désiré Kabila (…) soutenues par les autorités de Kigali » (p.252). Et de dénoncer, à propos de Tingi-Tingi, le plus médiatisé des regroupements des fuyards en décembre 1996, « les folles surenchères dans lesquelles s’était laissé entraîner le monde humanitaire » (p.183). Défenseur infatigable du Rwanda de Kagame, Patrick de Saint-Exupéry concède certes que des Hutus ont été tués, ce qui est à mettre, précise-t-il, sur le compte de la guerre et de l’AFDL : « Que les rebelles aient tué des réfugiés, cela ne faisait aucun doute. C’était une guerre, les réfugiés étaient armés, ils avaient pris parti pour un camp contre un autre. En combattant ils avaient renoncé au statut de réfugié (…) ils avaient eux-mêmes pris le risque de mourir » (p.261). C’était la guerre, sans aucun doute, une guerre par ricochet, débordement au Congo de celle qui entre 1990 et 1994 s’était emparée du Rwanda, au cours de la reconquête militaire par les Tutsis du FPR depuis leur base ougandaise, préparant les conditions du génocide. S’il est indispensable de contextualiser, il faut le faire complètement et non pas en glanant quelques fragments d’histoire destinés à soutenir une vision unilatérale.
Arrivé à Kisangani, l’auteur part « à la recherche des traces de sa chute en mars 1997. Je n’en ai pas trouvé » dit-il (p.203). Rien d’étonnant, la ville est tombée sans combattre après la chute du bastion de Bafwaboli, et le piteux départ des mercenaires que Mobutu aux abois avait recrutés. L’épisode au demeurant est fort bien raconté. En revanche pas un mot des traces, toujours bien visibles, des violents combats dont la capitale du Nord-Est du Congo a été le théâtre : la guerre de trois jours en août 1999 et surtout la guerre des six jours en juin 2000, ses 6000 obus tombés sur la ville et son millier de victimes civiles. Il est vrai que ces combats opposant les militaires du Rwanda à ceux de l’Ouganda pour le contrôle d’une place stratégique et de ses ressources diamantifères, ne donnaient pas une image flatteuse du camp du bien. Saint-Exupéry évoque au passage l’inévitable Villa Regina, lieu de tournage d’African Queen, omettant de mentionner que la paternité de « folie un peu rococo » (p. 220) revient à Stephen Smith[5] ; les journalistes ne sont pas du même bord…
La traversée n’est pas une aventure anodine. C’est un ouvrage de circonstance, publié au même moment que le Rapport Duclert[6] avec lequel il est en pleine concordance. Plus qu’une traversée, c’est un retour sur le passé, les péripéties du voyage donnant l’occasion d’en faire revivre les épisodes les plus saillants sous un éclairage orienté. « C’est de la politique » disait James Kabarebe du Rapport Mapping. On pourrait en dire autant de la Traversée.
Cependant, le livre de Patrick de Saint-Exupéry ne se réduit pas à cela. C’est aussi une plongée dans le Congo d’aujourd’hui. Qu’il s’agisse du déplacement en moto de Walikale à Kisangani, du voyage en train de Kisangani à Ubundu ou de la descente du fleuve sur le Géra Ier, tout est bien vu, même si la tonalité « cœur des ténèbres » n’est jamais loin : l’hyperbole a sa place en littérature. Patrick de Saint-Exupéry a un indéniable talent d’écriture. Comme dans une mise en abyme vertigineuse, la restitution du présent, par sa qualité et sa véracité, confère au passé une aura de vérité. Sans une bonne connaissance de l’histoire extrêmement complexe de l’Afrique des Grands Lacs et de l’Est du Congo le lecteur est enclin à faire crédit au conteur, à son verbe. En réalité, deux livres s’interpénètrent, au risque de biaiser la réalité en brouillant les temporalités, ce qui exige un décryptage attentif.
Le conteur tient le lecteur en haleine. L’itinéraire du cadavre de Juvénal Habyarimana mérite à cet égard une attention particulière. Patrick de Saint-Exupéry met en scène un certain Ildefonse. « J’avais rencontré Ildefonse quelques mois plus tôt, c’est à cause de lui que j’étais de retour » (p. 26). Mystérieux Ildefonse rencontré à Kigali, dont on ne sait d’où il sort, s’il est un personnage de fiction, un informateur, un témoin de hasard du parcours post mortem du président rwandais mort le 6 avril 1994 dans l’attentat contre l’avion qui le ramenait à Kigali. Un parcours très emblématique de la confusion régnant alors au Rwanda et au Congo-Zaïre : cadavre entreposé en catastrophe dans les chambres froides des brasseries Bralima à Gisenyi puis à Goma, détour par la morgue de Ngaliema à Kinshasa (p. 89) où Ildefonse l’aurait identifié fortuitement, avant l’inhumation dans le mausolée de Gbadolite, le Versailles de pacotille de Mobutu, pour des funérailles en grande pompe, annonciatrices d’une volonté de reconquête du Rwanda par les Hutus (p.98). Ildefonse réapparaît à la toute fin du livre, comme pour boucler l’Odyssée. Il raconte l’exhumation in extremis du cadavre d’Habyarimana avant que les rebelles s’emparent de Gbadolite, son évacuation à Kinshasa et son incinération afin qu’il ne tombe pas aux mains des rebelles. « La dépouille de Juvénal Habyarimana fut donc déposée le 15 mai 1997 au bord du fleuve, sur la parcelle d’Utexco (…) Ses cendres furent dispersées dans le fleuve Congo (…) Le lendemain. Mobutu fuyait le Congo » p. 311). Clap de fin.
Pas tout à fait car Saint-Exupéry, relançant le suspens, clôt son voyage sur le registre de l’ambiguïté. De Kinshasa il ne retient que les quelques propos échangés avec deux membres de l’ambassade de France, implantée depuis 2010 sur une ancienne parcelle de la société textile Utexco : « Savez-vous que c’est ici qu’a été incinéré le corps de Juvénal Habyarimana (…) Je leur ai raconté la crémation (…) qui s’était déroulée ici, sur cette terre maintenant française »
« Je savais que ce n’était qu’un détail, que ce seul détail ne prouvait rien, qu’il pouvait être le fruit d’un enchaînement hasardeux.
Mais quand bien même.
J’étais au bout de la traversée, en France » (p. 318).
En effet, la crémation d’Habyarimana au bord du fleuve Congo ne prouvait rien. En 1997, l’ambassade de France était encore au centre-ville, il n’y avait pas alors de terre française dans la concession Utexco, sans compter que la nouvelle ambassade se situe à plusieurs centaines de mètres du fleuve Congo, lieu présumé de la crémation. L’artifice littéraire n’autorise pas tout quand on prétend porter la vérité historique. L’obsession à dénoncer les responsabilités de la France dans un conflit où elle n’a été qu’un acteur parmi d’autres occulte la gravité des massacres commis au Congo, terribles « métastases du génocide rwandais »[7].
Les dernières lignes de la Traversée entretiennent le doute sur la sincérité de l’ouvrage.
[1] Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs : Rwanda, 1990-1994, Fayard, 2014.
[2] Judi Rever, Rwanda, l’éloge du sang, Max Milo, 2021, édition anglaise 2018. L’édition française devait paraître chez Fayard qui, sous la pression d’un puissant lobbying politique, a finalement renoncé.
[3]Nations unies, Haut commissariat aux droits de l’homme, Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du Congo, New-York, Août 2010.
[4] Filip Reyntjens, « Patrick de Saint-Exupéry, une traversée qui ne convainc pas », Afrikarabia.
[5] Stephen Smith, Le fleuve Congo, Actes Sud, 2003.
[6] Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.
[7] Colette Braeckman, Les nouveaux prédateurs. Politique des puissances en Afrique centrale, Fayard, 2003.