Auteur | Mohamed Sassi |
Editeur | SPM |
Date | 2018 |
Pages | 631 |
Sujets | Desmarais frères Pétrole Industrie et commerce Politique publique Exploitation France Histoire |
Cote | 62.779 |
L’approche de Mohamed Sassi, professeur d’histoire économique contemporaine à l’Université de Tunis, a pour originalité de faire revivre l’histoire d’un groupe familial français, Desmarais Frères, à travers le développement de la politique pétrolière de la France. Cette perspective est intéressante, car elle fait ressortir le dynamisme d’une famille très entreprenante à travers plusieurs générations, en contrepoint de l’interventionnisme croissant de l’État dans un secteur jugé stratégique.
Dominique Barjot, membre de l’Académie des sciences d’outre-mer, note en effet dans sa préface que l’ouvrage met l’accent sur l’originalité de la politique pétrolière française et sur la subsistance paradoxale de l’entreprise familiale dans le secteur pétrolier.
L’analyse développée par l’auteur, qui s’étend sur plus d’un siècle, souligne les interactions constantes entre les choix effectués par l’entreprise et l’évolution de son environnement. L’auteur définit trois périodes dans la vie de Desmarais Frères : 1861-1918, avec l’émergence de l’entreprise dans un environnement hostile, 1919-1945, où se développe la politique pétrolière de la France, et 1945-1965, qui voit l’absorption de Desmarais Frères par Total.
Pour chacune de ces trois périodes, l’auteur analyse en profondeur l’environnement de l’entreprise et la prise de conscience -tardive- du gouvernement français du caractère stratégique du pétrole, qui ne voyait alors dans ce produit et ses dérivés qu’une assiette fiscale d’ailleurs -déjà- très taxée.
Ce n’est en effet que lors de la première guerre mondiale que le gouvernement, pris de cours par la baisse des stocks de carburants et l’absence d’industrie du raffinage sur son sol, a commencé à prendre les premières mesures pour faire face à la pénurie de carburants. La dépendance à l’égard des États-Unis était entière pour l’approvisionnement en produits raffinés et, mis à part la petite production de Pechelbronn en Alsace, aucun gisement d’hydrocarbures n’était exploité sur le territoire national.
Dès le début de cette période, Desmarais Frères, issu de manière inattendue d’une entreprise de joaillerie, se lance dans le courtage d’engrais et le commerce d’oléagineux, puis, avec une brillante intuition, dans l’importation d’huiles minérales, qu’il va raffiner dans deux sites qu’il construit au Havre et à Blaye. Si, à l’origine, il s’agissait de produire du pétrole lampant pour les lampes à huile, le raffinage de pétrole et l’importation de produits raffinés a pris une certaine ampleur avec le développement de la motorisation, si bien que Desmarais Frères a recherché des alliances lui permettant de s’approvisionner dans d’autres pays producteurs, comme la Roumanie. La compétition sur le sol français était alors dominée par les anglo-saxons Shell et Esso.
Une opportunité née des conséquences de la première guerre mondiale va lui permettre de s’associer à ce qui allait devenir le groupe Total, issu de la Compagnie Française des Pétroles (CFP), créée en 1924. La France avait en effet reçu, par le Traité de San Remo (1920), 25 % des actifs détenus par la Deutsche Bank dans la Turkish Petroleum Company, dont elle a confié la gestion à la CFP spécialement créée à cet effet. Desmarais Frères va ainsi devenir un partenaire majeur dans la CFP, puis dans la Compagnie Française de Raffinage (CFR), créée pour raffiner sur le sol français les produits bruts en Mésopotamie.
C’est le véritable lancement de la politique pétrolière française qui résistera à la seconde guerre mondiale, tout comme Desmarais Frères, malgré la destruction d’une grande partie de ses installations par les bombardements. L’entreprise, forte de sa bonne santé financière acquise grâce à ses actifs d’exploration-production à l’étranger, va reprendre sa course au développement, et lancer la marque Azur qui va être distribuée dans de nombreuses stations-services.
Les années soixante verront, avec l’essor de la consommation de carburants, une croissance exceptionnelle, accompagnée d’une concurrence accrue et de la recherche, par les multiples acteurs notamment dans la distribution, de la taille critique et de la baisse des coûts.
Desmarais Frères, qui conservera sa structure familiale jusqu’au bout, n’échappera pas à ces mouvements de consolidation. La fusion avec Total, préparée plusieurs années à l’avance, se réalisera en 1965, alors que le marché international est secoué par les premières indépendances des pays producteurs et la création de l’OPEP (1960), tandis que le territoire national voit la construction de nombreuses raffineries et la mise à disposition des consommateurs de plus de 40 000 stations-services.
Cette fusion, nous dit l’auteur, a été une réussite. Le groupe Total n’était du reste pas au terme de ses évolutions et réorganisations, l’environnement international conduisant les majors pétroliers à une nouvelle consolidation à la fin du 20ème siècle, avec notamment la fusion des trois groupes Total, Petrofina et Elf Aquitaine.
Dans cet univers de géants, le récit de la progression de Desmarais Frères, modeste entreprise familiale, correspond à un stade du développement économique de la France, dominé par l’interventionnisme croissant de l’État et l’économie mixte (l’État disposait de 35% du capital de Total), mais permettant toutefois l’émergence d’entreprises moyennes, caractérisées par un dynamisme habile à tirer partie des opportunités, un savoir-faire s’adaptant aux nouvelles technologies et un management efficace.