La fin de l'empire colonial français en Afrique de l'Ouest : entre utopie et désillusion

Recension rédigée par Jean Nemo


Un ouvrage qui porte un regard étranger et raisonnablement informé (l’auteur est universitaire, historien, il a donc, a priori, en tant que tel, une bonne méthodologie disciplinaire) est toujours intéressant à lire. Non pas que les historiens français, spécialistes de l’histoire coloniale, de la décolonisation et de la post colonisation soient, en tant que tels, suspects de partis-pris. Mais parce que ce regard étranger d’un véritable historien peut apporter d’autres approches et d’autres interprétations que les leurs.

Pour un lecteur familier à la fois du terrain pour l’avoir longtemps parcouru, de l’histoire coloniale, de l’expérience vécue personnellement de « la fin de l’empire colonial », de l’expérience également vécue de, ou plutôt des périodes suivantes, jusqu’au début du 21ème siècle, ce regard étranger ne peut que vivement intéresser, quitte à faire valoir souvent à l’auteur de l’ouvrage des remarques, voire des contestations.

Tony Chafer, britannique, enseigne à l’université de Portsmouth. Selon sa courte bibliographie (du moins celle accessible dans les bibliothèques françaises), il s’est spécialisé dans « les études françaises et africaines », plus précisément dans les relations franco-africaines du temps de la colonisation puis de la décolonisation.

Le titre de l’ouvrage sous revue pourrait laisser entendre que « la fin de l’empire colonial en Afrique de l’Ouest » fut ambiguë. Or la décolonisation de l’Afrique française subsaharienne a, dans l’opinion publique de Monsieur Tout-le-monde, du moins en France, la réputation d’avoir été l’une des rares décolonisations réussies paisiblement, c’est-à-dire sans combat, dans l’harmonie et le bon vouloir des uns et des autres. Dès lors, pourquoi « utopie et désillusion » ?

L’on verra plus loin que l’analyse et le compte-rendu de l’ouvrage conduisent à une appréciation nuancée et parfois critique de la chronique, voire de l’analyse et de l’approche de l’auteur.

L’édition originale anglaise date de 2002, soit bientôt dix-huit ans. D’après des « Remerciements » non signés, peut-être rédigés par l’auteur, celui-ci remercie le traducteur et les relecteurs, la personne qui a mis à jour la bibliographie. D’où conclusion peut-être hâtive du rédacteur de la présente note de lecture, la certitude que pendant ces presque vingt ans, ni Tony Chafer, ni le traducteur, ni l’éditeur n’ont jugé utile de mettre à jour l’édition originale, sauf en actualisant sa bibliographie. Or l’auteur a continué à travailler sur des thèmes proches. Le catalogue de la BNF ne contient pour l’édition de 2002 qu’un seul ouvrage en anglais de ce titre, précisément celle de 2002.

Lorsque l’on consulte l’index des noms, on est un peu surpris de ne pas y trouver le Togolais Grunitsky, ni son adversaire Sylvanus Olympio, Um Nyobé le rebelle camerounais (le seul contre qui les Français eurent à livrer bataille armée au sud du Sahara), Ahidjo le Camerounais... Il est vrai que bien plus nombreux sont les Africains qui y figurent, à juste titre.

Venons-en au fond de l’ouvrage.

L’avant-propos, déjà cité, précise que la décolonisation est ici abordée « sous un angle peu traité en France qui apporte aux lecteurs français et francophones un éclairage nouveau ». Peut-être cette appréciation est-elle un peu forcée : comment expliquer que pendant des décennies, en France et dans son opinion publique, nombreux furent les détracteurs de la ou des Françafrique, précisément par ce que lesdits détracteurs contestaient les liens ambigus entre la France et ses anciens colonisés, au détriment des « vrais nationalistes », les Bakary Djibo, les Sékou Touré et autres Modeibo Keita.

La longue introduction commence par une évocation du colloque organisé en 1995 par les Archives nationales du Sénégal « pour célébrer les cent ans de l’Afrique occidentale française (AOF) ». Après avoir cité les nombreuses personnalités françaises et africaines qui l’honorèrent de leur présence et de leurs interventions, l’auteur explique pourquoi un tel évènement eût été impensable par exemple au Ghana ou en Algérie ou encore dans l’un des États de l’ancienne Indochine : les Sénégalais et les Français saluèrent unanimement la « stabilité de la souveraineté française » au temps des colonies et l’évolution qui « s’effectua dans le calme et de façon démocratique »…

D’où la dénonciation des idées qui « sont toujours reçues et largement partagées par les membres de l’élite dirigeante française ayant eu une connaissance ou l’expérience de la présence coloniale française en Afrique subsaharienne, et qui ont aidé à la création d’une autre idée répandue : celle d’une indépendance accordée intentionnellement, « cadeau » fait à l’Afrique …dans l’intention de maintenir la continuité de relations étroites avec la France »…

Dès le début ainsi rappelé de cette introduction, le rédacteur de la présente note de lecture ignore si à l’époque il faisait déjà partie de « l’élite dirigeante ». Il était sur le terrain puis de retour en France il fut en contact étroit avec la FEANF, syndicat étudiant africain contestataire.

Sur le terrain, il se rappelle l’émotion de certaines « élites africaines » qui trouvaient que la France allait un peu vite, malgré les revendications nationalistes des uns et des autres, Senghor et Houphouët-Boigny en tête. Le « cadeau » fait d’abord par la loi-cadre Deferre (autonomie interne, pour simplifier) puis, les vrais « nationalistes » tels Bakary Djibo ou Modibo Keita, écartés au profit de personnalités plus « sûres » (Diori Hamani, Ahidjo, Apithy…), vint l’annonce dès 1959 d’une très prochaine indépendance, devenue effective dans les premiers mois de 1960, accompagnée bien souvent d’accords de coopération rassurants pour des partenaires africains « balkanisés ».

À Paris, la FEANF connut des hauts et des bas et l’on ne peut dire qu’elle joua un rôle déterminant dans la définition de la lutte antiimpérialiste d’après Bandung.

En fait, les autorités françaises de l’époque, à commencer par le général De Gaulle, après l’Indochine et Dien-Bien-Phu, le début de la guerre d’Algérie, la malheureuse expédition de Suez, ne souhaitaient surtout pas risquer l’embrasement de l’Afrique subsaharienne (au Togo, les risques en étaient sérieux, au Cameroun la lutte armée, menée de fait par l’armée française, contre Um Nyobé était à peine achevée). D’une part l’avenir de l’Algérie (le fameux et plutôt hypocrite « Je vous ai compris ») posait plus de problèmes et dans la mondialisation naissante, il était clair pour les dirigeants français et leurs élites que la nature des enjeux avait changé. Ce n’était donc pas générosité que de donner les indépendances à l’Afrique subsaharienne mais bien une saine évaluation de la géopolitique du moment, il fallait les accorder en ayant soin de maintenir des relations privilégiées.

On voit donc que dès l’introduction, bien des nuances peuvent être apportées à la vision de Tony Chafer. Ce n’est pas ici une critique, car cet auteur y fait preuve de subtilité et du sens des analyses intelligentes qu’il annonce.

Pour terminer, il conclut ladite introduction par les phrases suivantes : « Ainsi, la décolonisation ne provint pas de choix exercés librement, mais fut souvent le résultat d’un processus chaotique dans lequel les variables des politiques internationales, nationales, régionales et locales, ainsi que les aléas de la chance et les hasards de la chronologie, jouèrent tous un rôle. C’est ce que cette étude cherche à révéler en étudiant le cas de l’Afrique occidentale française. Ce faisant, nous espérons pouvoir fournir un matériel qui servira de point de comparaison à d’autres études des mouvements de décolonisation ».

Suivent huit chapitres respectivement intitulés : prélude à la décolonisation, le Front populaire et la Seconde Guerre mondiale – Le nouveau contexte politique, 1944-1946 – « La décolonisation par l’assimilation », la lutte pour l’émancipation, 1946-1950 – Construire le mouvement nationaliste (1950-1956) : le syndicalisme, les mouvements des étudiants et des jeunes – Blocages et repositionnements politiques, 1950-1956 – La loi-cadre et la « balkanisation » de l’Afrique occidentale française, 1956-1960 – Le mouvement nationaliste et la campagne pour l’indépendance, 1957-1960 – Après les indépendances : la décolonisation et l’héritage colonial français [NB : ce dernier chapitre sert également de conclusion].

Soit, à peu de choses près, une chronique essentiellement chronologique.

On ne peut entrer dans le détail de chacun de ces chapitres, leurs titres parlent d’eux-mêmes. Ils présentent une approche acceptable des étapes de la décolonisation de l’Afrique française subsaharienne. Il y manque sans doute la notation que certains dirigeants africains, il est vrai plutôt équatoriaux, demandaient la « départementalisation » de leur territoire. On sera sensible à la description de l’évolution des uns et des autres (le RDA d’Houphouët-Boigny flirtant d’abord avec le PC métropolitain puis jouant l’équilibre avec peu de députés pour renforcer des majorités partisanes à l’Assemblée nationale…).

Dans son dernier chapitre/conclusion, l’auteur conclut très justement : « Cette complicité entre les élites gouvernantes françaises et les dirigeants africains constituait l’un des aspects les plus durables du legs colonial français en Afrique subsaharienne. ». Puis il constate que cette complicité de « pré carré » (sauf erreur de lecture, la formule n’est jamais employée) permettait à la France de continuer à jouer dans la « cour des grands ».

On l’aura compris, pour qui a vécu au cours des décennies cette décolonisation somme toute relativement paisible, nombre de remarques de détail (le rôle du gouverneur général Boisson, les ambiguïtés de la conférence de Brazzaville ou plutôt leur manque d’ambiguïté) peuvent être avancées, elles peuvent modifier certaines des conclusions de Tony Chafer.

Mais pour le lecteur moins impliqué et surtout jeune au point de n’avoir pu vivre cette décolonisation, la lecture de cet ouvrage sera intéressante. S’il le souhaite, il pourra la compléter par d’autres ouvrages d’auteurs français qui ne disent pas forcément le contraire, les Ageron, Françoise Blum, Boubou Hama, Hampaté Ba, Marc Ferro, Delafosse, Augé et autres Girardet, on ne poursuivra pas l’énumération…