Quand je pense à l'Allemagne, la nuit : [mémoires d'un ambassadeur]

Recension rédigée par Jean-Claude Voisin


Cinq ans après son premier essai La diplomatie n’est pas un dîner de gala, l’ambassadeur Claude Martin signe un volumineux volume de près de mille pages, consacré à son engagement et à ses souvenirs d’une Allemagne dans laquelle il tournait la page en 2007 d’une exceptionnelle carrière diplomatique qui devait le fixer dans les mondes asiatiques et européens.

Énarque, initié aux langues chinoise, russe, birmane, il débute sa carrière en Chine qui sera pour lui un moment important de sa vie, puisqu’il y débute comme attaché culturel au titre de son service militaire avant d’y revenir comme ambassadeur et qu’il y fait la connaissance de celle qui deviendra madame Martin. Mais c’est l’Europe qui restera le cadre privilégié et omniprésent de la carrière du futur ambassadeur en Allemagne. En 1968, il intègre le Quai d’Orsay, affecté au service chargé des questions européennes dans le cabinet de Maurice Schumann puis pendant les années suivantes jusqu’en 1978, il aura en charge les négociations internationales sur le développement, les questions européennes et asiatiques, attaché auprès des ministres de l’époque. Après un séjour en Asie, il rejoindra le Quai d’Orsay en 1984 pour servir auprès d’Alain Juppé, engagé dans les dossiers sur l’élargissement de l’Europe dès 1990 et part pour Berlin en 1999.

A l’instar du volume précédent, le lecteur trouvera ici une présentation tant historique qu’analytique de la vie d’un ambassadeur dans un pays qu’il apprend à aimer, à parcourir dans toutes les directions, à se faire le plus souvent des amis. Claude Martin rapporte très méticuleusement ses missions à travers le pays, les rencontres, les personnages qui font cette Allemagne de la fin des années quatre-vingt-dix et la première décennie du troisième millénaire. Car son séjour allemand est exceptionnellement long, neuf années. La tradition veut qu’un ambassadeur occupe son poste trois à quatre ans. Mais Claude Martin est un besogneux. Son inclinaison pour l’Allemagne débute dès le collège. Quoiqu’il ait appris l’allemand dès la sixième à Poissy, avec une admiration toute particulière pour Eugène, son professeur d’allemand de seconde, un homme de culture, l’auteur évoque dans les premières pages du livre des rencontreset les découvertes de ce monde germanique tout au long de son adolescence. Ses fonctions au Quai d’Orsay lui donneront de multiples occasions de suivre l’actualité politique allemande jusqu’à accompagner le ministre Védrine à la pose de la première pierre de la future ambassade de France à Berlin : un signe ou une coïncidence ? (p. 443).

Une fois nommé l’ambassadeur, sitôt arrivé à Berlin, ilsait que s’il veut participer pleinement à la vie de ce pays d’accueil, il doit rafraîchir ses souvenirs de la langue allemande au Goethe Institut (p. 435).

Le récit fourmille de détails montrant les limites de la diplomatie tel ce séjour du Ministre-Président de Thuringe, Bernhard Vogel, qui souhaite obtenir des rendez-vous avec des partis politiques français (p. 729) ou encore des confidences, des jugements, quelques fois avec une pointe d’ironie, sur les personnalités qui font cette Allemagne des années qui suivent la réunification.

L’ouverture de la nouvelle ambassade à Berlin, inaugurée par Jacques Chirac le 23 janvier 2003 (p. 691) est une époque charnière où défilent de nombreuses délégations françaises, venues pour renforcer les liens avec cette nouvelle Allemagne réunifiée.

A travers son expérience allemande, Claude Martin nous prend par la main pour nous emmener dans les coulisses des rencontres au plus haut niveau, ses angoisses quant à la connaissance des dossiers des personnalités du gouvernement français qui viennent rencontrer leurs homologues allemands tel cet épisode de la visite de Michel Barnier, récemment nommé au poste de Ministre des Affaires étrangères, à son homologue Joschka Fischer. L’auteur confie (p. 769) ses angoisses face au Ministre des affaires étrangères trop sûr de lui qui confie qu’il est apprécié des Allemands, qu’il connait bien la situation et les subtilités. J’en ai été personnellement le témoin, alors conseiller auprès du Ministre-Président du Land, lors de la venue de M. Barnier en Thuringe à Erfurt en 2004, alors qu’il était encore Commissaire européen et j’ai pu en effet constater comment dans cette Allemagne post-soviétique, le chef du Gouvernement, Dieter Althaus, que cite plusieurs fois Cl. Martin, avait une véritable admiration et un respect pour le personnage. Néanmoins l’auteur nous décrit l’ambiance de cette rencontre avec son homologue allemand, le déjeuner « à peine plus chaleureux ». Ce type de confidence ponctue ces mémoires, riches de politique, de culture, de relations internationales, de sociologie. On y croise aussi des détails sur la famille du Chancelier Schröder ainsi que sur la tenancière d’une taverne italienne à Munich.

Le style est léger, allant à l’essentiel. On retrouve là le caractère de cet ambassadeur qui connait remarquablement ses dossiers, autoritaire mais respectueux, sachant s’adapter au terrain et au caractère de ses interlocuteurs, à l’écoute. Ses longues virées à vélo (p. 676) à travers la fameuse forêt de Thuringe - Thüringer Wald - lui permettaient d’apprendre la réalité allemande de l’intérieur, sur le terrain et plus spécialement ces nouveaux Länder qui venaient de réintégrer le giron historique. L’auteur est un besogneux. Il a eu soin de noter jour par jour ses rencontres, ses déplacements, chacune et chacun agrémentés d’un commentaire personnel et souvent replacé dans un contexte plus général franco-allemand ou européen. Car il est un homme de l’Europe de la fin du XXe siècle. Ses différentes responsabilités l’ont associé aux personnages qui ont fait l’Europe et qui ont animé le couple franco-allemand, bien avant qu’il ne prenne ses fonction Pariser Platz. Bayereuth 530 (la culture). A travers les multiples occupations abondamment illustrées dans le livre, le lecteur comprend la vie « officielle » d’un ambassadeur travailleur et engagé. Ses déplacements à travers le pays, sur lesquels Claude Martin ne sera pas économe (on le comprend en dévorant le récit) prennent des accents étonnamment diversifiés, de la présence officielle au festival Wagner à Bayreuth aux représentations théâtrales du Deutsches Theater, il nous plonge dans les coulisses des trajets entre l’aéroport de Tegel où l’ambassadeur vient accueillir tant le chef d’état français que le premier ministre ou simplement des ministres et l’ambassade ou entre l’ambassade et la chancellerie d’État en vue d’un rendez-vous au plus haut sommet de l’État ????? Nous voici quelque peu voyeurs, mis dans la confidence que nous fait partager l’auteur. Il nous fait partager aussi quelque peu ses passions ou ses réserves comme ses lignes sur la musique wagnérienne (p. 531).

Ce livre révélation et ces confidences permettent non seulement d’entrer dans la vie officielle intime du plus haut représentant de la France dans un pays étranger mais aussi de replacer, grâce aux détails subtils que nous délivrent Claude Martin, un voyage officiel, une visite dans le paysage plus vaste des relations franco-allemandes.

Il nous invite à le suivre, dans cette Allemagne qu’il aparcourue dans tous les sens et à découvrir les personnalités qui faisaient la politique allemande ou franco-allemande de cesneuf années. Connu et apprécié dans toute l’Allemagne, l’ambassadeur nous aide à comprendre ce que peut être la vie quotidienne d’un ambassadeur mais aussi le rôle d’équilibriste qu’il doit avoirou qu’on lui impose, tout en sachant se remettre en cause soi-même et adopter la posture de son interlocuteur, telles ces pages (831-832) consacrées à la commémoration historique de la bataille napoléonienne de Iena, à laquelle le Ministre-Président l’invita et qui ne laissait personne indifférent devant la personnalité contestée de l’Empereur.