Deux peuples pour un État ? : relire l'histoire du sionisme

Recension rédigée par Christian Lochon


Pour ce professeur émérite d’histoire de l’Université de Tel Aviv, le but de son livre est de permettre à tous les Israéliens et les Palestiniens de vivre ensemble (p.243). La Résolution de l’ONU de 1947 prescrivait un État arabe souverain avec une minorité de juifs sur 38% du territoire et un État juif souverain sur 60% du territoire avec 45% d’Arabes (p.31). L’auteur promeut plutôt un État binational démocratique mais demeure sceptique de le voir se concrétiser bientôt car les 7,5 millions d’Israéliens juifs dominent un peuple palestinien arabe de 7,5 millions, privé de droits civiques et de libertés politiques (p.33).

Le Pr Sand utilise l’expression « d’israélisation rampante » pour définir la théorie sioniste. Jusqu’en 1924, plus de deux millions de juifs avaient émigré en Amérique et 65.000 en Palestine (p.16). Ils étaient 600.000 en 1948 pour 1,25 million d’Arabes (p.17). Sous le mandat britannique, Arabes et Juifs étaient appelés Palestiniens (p.19). La conception ethnocentriste du sionisme a mis à l’écart les paysans arabes sans les intégrer aux kibboutz ou aux syndicats (p.21). Ben Gourion et son parti avaient compris que le projet sioniste contredisait une structure politique égalitaire avec les autochtones (p.30). Pour Martin Buber « le peuple juif, antique tribu, unie par une croyance spirituelle est également une communauté de sang » (p.82). Hanna Arendt, dès 1930, avait vu dans la Palestine un lieu de refuge pour les Juifs (p.95). De ce fait, l’administration militaire imposée aux Arabes d’Israël deviendra pérenne (p.142).

Les références spatiales du citoyen israélien reposent avant tout sur la Bible (p.221). Nombre d’Israéliens sont convaincus d’être revenus à l’intérieur des frontières du patrimoine historique promis à leurs ancêtres il y a plus de 3000 ans (p.218). C’est pourquoi, le nouvel espace conquis en 1967 avait provoqué une poussée d’ivresse naturelle parmi l’élite intellectuelle israélienne (p.218). Les racines nationales se trouvant à Hébron (tombeau d’Abraham), Bethléem, lieu de naissance de David et du tombeau de Rachel, Jéricho libérée par Josué, Naplouse ou Chékhem, première capitale du royaume d’Israël, des archéologues fouillèrent les décombres antiques pour confirmer le récit biblique, contribuant à ancrer l’idée que les territoires conquis étaient propriété nationale (p.222). La possession humaine de la terre est désormais l’expression suprême du Dieu national juif comme du Dieu fondamentaliste musulman (p.223). Les valeurs démocratiques de la plupart des Israéliens ont toujours été subordonnées à une conception ethnocentrique du judaïsme et de l’État d’Israël (p.229). Des raisons économiques ont fait aussi que, comme les Juifs logés en Cisjordanie sont considérés comme résidant dans l’État d’Israël alors que ce territoire n’a pas été formellement annexé, ils se sont installés dans des logements aux prix nettement inférieurs à ceux de l’intérieur d’Israël (p.224). D’autre part, l’Université Ariel en Cisjordanie n’est pas ouverte aux Palestiniens (p.225). Les gouvernements israéliens successifs se sont donc adaptés à l’hégémonie spontanée des colons sur le terrain (p.229).

A droite et à gauche, des cercles laïques se sont mobilisés contre le compromis clérical de Ben Gourion, accusé de renforcer un futur État théocratique dangereux pour l’hébraïté (p.151). En 1923, les sionistes instruits savaient qu’il n’y avait jamais eu d’exil de masse de la population locale dans l’Antiquité. Les juifs ne lisaient pas la Bible mais le Talmud qui n’est relié à aucune époque ni à aucun lieu (p.13). Les religieux estimaient même qu’un afflux collectif en Terre Sainte allait à l’encontre de leur espérance en la venue du Messie (p.16), tandis que Léon Magnes, premier chancelier de l’Université Hébraïque en 1925, affirmait en 1929 : « Le peuple hébreu se doit d’entrer dans la Terre Promise par les voies de la paix et de la culture sans rien faire qui apparaisse injuste aux yeux de la conscience du monde » (p.112). Il fonda en 1942 avec Martin Buber Ihoud Union, se considérant sionistes minimalistes en quête d’égalité démographique et d’un partenariat pour l’autodétermination intégrée des deux communautés (p.120). Quant au Parti Communiste Palestinien, fondé en 1919, il récusa le sionisme, la Déclaration Balfour et soutint la création d’un État démocratique à majorité arabe, les juifs demeurant des citoyens à égalité de droits. En 1943, il se scinda en deux partis, l’un juif, partisan d’un pays binational et l’autre arabe (p.136). Les partis sionistes ont opté aussi pour des positions binationales, fédérales, confédérales ou cantonales. Tous les dirigeants de gauche et de droite soutenaient un projet de coexistence judéo-arabe mais une part notable de ces propositions relevait de l’affichage pour la galerie (p.128). Aussi, les Israéliens indignés de la politique juive raciste et discriminatoire seront accusés de traitrise par l’extrême droite et par le pouvoir (p.240) comme Arthur Ruppin, fondateur du Mouvement Brit Shalom, Alliance pour la Paix, qui déclare en 1936 « Les Arabes en Eretz Israël sont les descendants des Arabes qui s’y trouvaient il y a 2000 ans, appelés alors juifs. La race n’a pas changé » (p.53). Hans Kohn avait alerté dès 1929 : « Le petit État juif sera toujours en armes contre un irrédentisme interne et contre les ennemis tout autour. Il demeurera la serre d’un nationalisme effréné » (p.74). Le 22 septembre 1967, des membres du Matzpen socialiste écrivaient dans le Haaretz « L’occupation des territoires va faire de nous un peuple d’assassins et d’assassinés. Sortons immédiatement des territoires occupés » (p.165).

Plus de 21% d’Arabes vivent à l’intérieur des frontières de la « ligne verte » et représentent plus d’un tiers des habitants de Jérusalem (p.233). Quelques intellectuels palestiniens adhérèrent à l’idée binationale comme Fawzi al Husseini dont le mouvement Le Nouvelle Palestine signa un accord avec la Ligue pour le Rapprochement judéo-arabe en 1946. II le paya de sa vie (p.200). La Charte nationale Palestinienne de 1964 déclara le plan de partage de 1947 caduc (mais reconnu par l’0LP en 1988), la disparition de l’État israélien tout en admettant que les Juifs ayant vécu en Palestine avant l’invasion sioniste seraient considérés comme palestiniens (p.201). Les Accords d’Oslo en 1993-1995 reconnurent deux États côte à côte (p.203). Cependant, la revendication palestinienne du droit au retour de tous les réfugiés de 1948 et de leurs descendants, environ 5 millions de personnes, aura été l’une des pierres d’achoppement du rapprochement (p.240). De plus, les positions ethnocentriques, pseudo-religieuses, le concept de supériorité, les rivalités politiques, le discrédit de l’Autorité palestinienne, la montée de l’islam radical feront obstacle à toute possibilité de rapprochement culturel ou politique entre les deux bords (p.240). Israël continue ainsi de se définir comme « État Juif » et non « État Israélien (p.241).

Des circonstances historiques auront incité des juifs à quitter leur lieu de résidence pour revenir dans leur ancienne patrie où se trouve une partie de leur peuple en fait converti depuis longtemps à l’islam (p.231). L’espoir de voir s’accomplir graduellement une vision égalitaire s’éteint dans l’ambiance actuelle chargée d’hostilité (p.239). Actuellement, un gouvernement ne peut pas faire se retirer de la « patrie historique » 850.000 Israéliens juifs (p.231). Le Camp de la Paix est incapable de constater un contrepoids significatif face aux forces annexionnistes d’autant plus que le lobby sioniste à Washington a écarté toute pression sur Israël.

Gideon Lévy dans le Haaretz du 2 février 2014 ne pouvait que constater : « La solution de l’État unique est en place. C’est une solution pour les citoyens juifs et un malheur pour les résidents palestiniens (p.182). Le Premier Ministre en 2024 utilise d’ailleurs l’argument de Theodor Herzl « Nous serons la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie en rapport avec l’Europe qui devra garantir notre existence » (p.40).

Mais la coexistence de deux populations imbriquées l’une dans l’autre, sans égalité juridique ni politique, peut se prolonger encore un peu mais la trêve finira par s’achever. Si l’on ne peut pas partager une terre, il faudra apprendre à partager une souveraineté (p.242).