Un tombeau pour Kinne Gaajo : roman

Recension rédigée par Guy Lavorel


Dans un entretien, Boubacar Boris Diop l’affirme : « Il faut inscrire l’événement dans la durée ». Mais la question de ce livre est bien « Quel événement ? ». Bien sûr a priori le terrible naufrage du Joola, plus meurtrier que le Titanic, et dont est victime Kinne Gaajo ; mais précisément l’événement c’est bien, comme le proclame le titre, la disparition de Kinne Gaajo, de ce qu’elle représente, une amie et une écrivaine, poète d’une destinée sacrifiée dans cette tragédie. La première originalité, c’est de faire raconter un hommage par son amie, « plus-que-sœur » Njéeme Pay, journaliste d’une radio privée sénégalaise. La deuxième, c’est alors ce personnage et son parcours biographique. Car précisément ce qui va compter, c’est de dire cet être particulier, de lui rendre hommage à travers tout ce qu’elle a traversé, des taudis de la prostitution à l’insoupçonné de son écriture. Elle est un défi à la mort, au mépris et à l’ironie d’un monde faux, rivalisant dans la quête de pouvoir. Dès lors, le roman devient un défilé de personnages proches ou de rencontres dans un univers révélant la réalité d’un pays, dans sa vie, ses discours, sa langue. C’est un pittoresque tantôt dur, tantôt drôle, avec plusieurs figures typiques, ambiguës mais vu sous un œil franc, comme Lamin Jàllo, Bàrt. Derrière le wolof d’origine qui se découvre sans cesse dans les multiples allusions renvoyant aux traditions du Sénégal, dans les noms propres ou plus communs, se révèle l’envie de livrer un pays dans sa bouillonnante réalité et de le transmettre à travers la langue française pour une diffusion ample. De temps à autre des italiques, pour un rapport plus intime, comme cette page représentant bien la recherche de l’auteur : 

Je ne raconte pas : je rapporte. C’est la vie réelle de Kinne Gaajo qui décidera finalement de ce que je vais écrire. Mes souvenirs sont parfois vagues et creusent sous mon crâne bien des trous de mémoire que je m’efforce de combler de mon mieux. Et puis il y a de la pudeur. En elle-même, la vie de Kinne Gaajo fut un tel scandale… (p.95)

Ce roman pétille de vitalité, d’échanges, de dialogues, pour donner vie contre la mort d’une poétesse. « Divagations », peut-on lire. Mais encore recherche de liberté - Kinne Gaajo l’illustre tant - et de vérité, volonté de rompre des silences « puissants » ou de les faire entendre :

Créer, c’est tendre un miroir, faire écho à sa voix intérieure. Mais ce que je montre et transmets, je suis la seule au monde à le voir et à l’entendre.

Á travers ce « toast funèbre », ce tombeau, on est donc plongé dans l’univers sénégalais, on le vit, en participant au foisonnement, à tous ses aléas ; on suit les deux amies, Kinne et Bàrt, leurs fréquentations. On s’étonne, on rit, on s’attriste, on découvre. On ne peut rester indifférent à ces confidences. Et finalement, comme on le dit dans ce livre, c’est la littérature africaine qui montre sa modernité, sa vitalité. Deux langues se croisent pour le dire, chacune gardant son caractère, son originalité quand une langue est liée à une culture.

Une note précise s’il le faut, c’est une indication, mais c’est à vivre, directement …