La guerre et l'exil : Yémen, 2015-2020

Recension rédigée par Stéphane Valter


Ce livre semble être la version revue et corrigée de la thèse en anthropologie soutenue à Paris 8 par l’auteur en avril 2022, L’âge d’or du trafic de migrants à Djibouti : marge, passeurs et intégration régionale dans la Corne de l’Afrique et la péninsule Arabique. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un ouvrage intéressant par le contenu puisqu’il aborde un sujet peu connu - le conflit au Yémen - sous l’angle de témoignages plus poignants les uns que les autres. Les titres des chapitres sont à ce sujet éloquents : « La guerre », « L’exil », « Vivre et survivre », « L’errance ».

Le thème de l’ouvrage suscite l’attention pour plusieurs raisons : la guerre au Yémen est tant ancienne que méconnue. Elle a ainsi débuté au début des années 2000 puis s’est internationalisée au milieu des années 2010 avec une intervention saoudienne, contrebalancée par un soutien iranien aux rebelles houthis. Elle est méconnue malgré l’ampleur des dégâts humains : déplacements massifs de population, pénuries alimentaires et médicales, épidémie de choléra, centaines de milliers de victimes (combats ou famine), besoin d’aide humanitaire et de services de protection pour plus de la moitié de la population (dont 11 millions d’enfants), etc. L’ONU a qualifié cette situation de pire crise humanitaire au monde, mais qui occupe cependant peu l’attention des médias pour différentes raisons.

Comme le livre traite des passages, en général clandestins, entre le Yémen et Djibouti, où s’installent les réfugiés, le lecteur français devrait trouver le sujet des plus intéressants étant donné l’ancienne présence militaire de la France dans la Corne de l’Afrique.

Le livre se présente sous la forme d’une centaine de témoignages recueillis entre 2018 et 2021, avec des introductions de l’auteur, universitaire et un peu aventurier. Au début de la lecture, on plonge dans un univers où les êtres racontent leurs vies détruites, l’absurdité de la guerre, l’hypocrisie des acteurs (par exemple les autorités saoudiennes qui bombardent des civils au Yémen puis financent des dispensaires, abris, etc.), le côté enragé des hommes (quel que soit le camp) pour lesquels la virilité guerrière est la valeur suprême, la cruauté des milices qui respectent quand même parfois certaines valeurs traditionnelles comme l’âge et la maternité, les avantages lucratifs de la violence qui enrichissent certains mais ruinent d’autres, la nostalgie mythifiée du pays abandonné, et encore d’autres choses passionnantes.

Le style est très souvent direct, sans ambages, jetant une lumière crue sur des faits douloureux, dévoilant avec des mots acérés des frustrations que les victimes préfèrent enfouir. Mais les témoignages regorgent aussi de dérision, envers les autres et soi-même, d’esprit critique, d’analyse politique fine, ce qui est en un sens un signe d’espoir porté par le livre car les acteurs peuvent ainsi conserver leur dignité et leur humanité, avec une dose d’optimisme, et dominer (symboliquement) par leur esprit libre et critique le cours terrible des événements. Pour le dire autrement, le lecteur apprend beaucoup de choses, sur le Yémen, les réfugiés, les intérêts géopolitiques, la duplicité des belligérants, et sur lui-même in fine à travers son degré d’empathie.

Quelques bémols doivent être mentionnés : au bout d’un moment, les témoignages finissent par devenir un peu répétitifs, voire légèrement ennuyeux, même si la répétition doit être vue comme la démultiplication inévitable de destins individuels tragiques. Mais c’est ici probablement une question de goût... Autre remarque : le rédacteur de ces lignes ne peut croire un seul instant que l’auteur maîtrise suffisamment la langue arabe (dans ses variétés dialectales yéménites) pour pouvoir mener des entretiens précis et nuancés, puis les retranscrire fidèlement. Dès lors, pourquoi ne pas avoir cité comme il se doit (et non pas tout à la fin et de manière trop lapidaire) les traducteurs et autres truchements, hélas anonymes, sans lesquels ce livre n’aurait pu atteindre son degré de qualité ? De fait, ceux qui travaillent sur une aire géographique dont ils ne connaissent la langue que très mal, puis publient à leur retour chez eux des ouvrages académiques qui peuvent susciter l’admiration, sont pléthore. Mais la règle de la multitude universitaire trop souvent ingrate doit-elle être suivie ? C’est une question d’honnêteté intellectuelle que de remercier dignement - en exergue - ceux qui ont permis la réalisation d’un ouvrage nécessitant une immersion dans un imaginaire étranger, et c’est à la modestie que l’on reconnaît les grands savants.