Paris en lettres arabes

Recension rédigée par Christian Lochon


Coline Houssais, journaliste et chercheuse, a séjourné en Syrie. Elle a fondé à Paris Ustaza à Paris qui est l’agenda culturel de la présence arabe et berbère en Ile de France. Elle décrit dans ce livre le Paris littéraire nord-africain et moyen-oriental, interrogeant les gens de lettres arabes passés par Paris sur leur relation avec cette ville durant treize siècles (p.22).

A la cour de France se succèdent en 1669, l’ambassadeur ottoman Soliman Agha auquel on doit l’introduction du café en France (p.56), en 1699, Abdallah Ben Aïcha ambassadeur du Maroc (p.61), en 1702, l’envoyé égyptien du Patriarche copte Youhanis XVI (p.55), un ambassadeur turc Mehmet Effendi en 1720, puis son fils en 1742 (p.63), des ambassadeurs de la Régence de Tripoli Mehmet Effendi en 1735, Said Efendi en 1740 et Ali Efendi en 1797 (p.62). Ali Effendi devient un ambassadeur ottoman permanent pour la première fois de 1797 à 1802 (p.71). Au XIXe siècle, Louis-Philippe reçoit le caïd de Tétouan, ambassadeur du Sultan du Maroc, Ibrahim Pacha, en 1849, Haj Darwich au nom du Sultan d’Oman (p.101) et Ahmad Ier Bey de Tunis. La Grande Mosquée de Paris, inaugurée en 1926, joue un rôle dans la diplomatie française en recevant des délégations étrangères. De même, le Gouvernement français affecte l’Église médiévale St Julien le Pauvre au rite catholique melkite et l’ancienne église jésuite de la rue d’Ulm au rite maronite auquel s’adjoindra en 1963 le Foyer franco-libanais (p.143). Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les représentants officiels civils comme militaires défilent à Paris en continuité avec les siècles précédents (p.179.). Paris est également le lieu des rivalités entre États arabes (p.181) et continue à fonctionner comme une extension du domaine familier des élites arabes (p.184).

La société qui naît de la révolution industrielle naissante adopte la mode de l’orientalisme avec des bains publics, des écoles de natation sur les Champs Élysées et sur les boulevards des cafés à l’architecture arabo andalouse, égyptienne antique et bagdadienne médiévale (p.99). Dans les années 1870, naîtront les premiers tour-opérateurs et les croisières sur le Nil (p.100). L’Institut du Monde Arabe sera un des gages d’amitié aux dirigeants arabes sensibles à la vue imprenable sur la nef de Notre Dame. Son élégante structure signée Jean Nouvel demeurera l’instrument d’une diplomatie française réinventée comme première institution artistique à orchestrer la jonction Maghreb-Levant sur son territoire (p.191). L’IMA apparaît comme le navire-amiral d’une nouvelle constellation institutionnelle (p.193). La forte présence maghrébine fait de Paris d’ailleurs une extension du soi arabe (p.202). En parallèle, au Proche-Orient, les établissements catholiques d’enseignement ont un grand succès. Ainsi, le Collège Notre Dame de Jamhour (1843), l’Université Saint Joseph au Liban (1875), le collège de la Sainte-Famille au Caire (1879)forment les élites locales. En Égypte, le rôle du Dr Clot Bey et des Saint-Simoniens marquera l’influence française tandis que Paris s’affirmera comme point névralgique intellectuel arabe (p.111). Il faut aussi relever l’importance actuelle des maisons d’édition comme Elyzad à Tunis, En Toutes Lettres à Casablanca et bien sûr au Liban (p.231).

L’intérêt pour la langue arabe est déjà souligné par Rabelais dont le héros éponyme Pantagruel étudie la « langue arabique » (p.41). En 1538, le Collège Royal, futur Collège de France, ouvre des cours d’arabe (p.42). Un des professeurs, le libanais Gabriel Sahyouni (1577-1648) vécut dans l’ile Saint-Louis (p.46) et fut un contributeur de la Bible Polyglotte de Paris imprimée en 1645 (p.51). L’Alépin Pierre Dyab, attaché à la Bibliothèque Royale durant 40 ans sous Colbert, rédige un catalogue de mille livres et manuscrits arabes et un autre de manuscrits persans et turcs (p.53). En 1669, est créée l’École des Jeunes de Langue, logée en 1700 au futur Lycée Louis le Grand, ancêtre de l’INALCO (p.55). Antoine Galland y étudiera, deviendra secrétaire de l’ambassadeur de Nointel à Istanbul et traducteur des Mille et Une Nuits (1704-1717). En 1697, il aura publié la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot (p.59).

 Au XIXe siècle, l’Égyptien Youhanna Chifitchi participe parallèlement à ses études à la mise en œuvre de Le Description de l’Égypte (1809-1829), récit scientifique de la campagne de Bonaparte (p.75), dont les « mamelouks » vont constituer un vivier d’enseignants et de traducteurs de l’arabe (p.76). Son interprète Elias Pharaon sera nommé consul dans les Iles Ioniennes. Raphaël Zakhour, en 1803, enseigne l’arabe dialectal à l’École des Langues Orientales (p.78). Dans ce Paris impérial puis de la Restauration se constitue une communauté d’orientalistes européens et de lettrés arabophones (p.80). Malgré cela, lors de la Restauration en 1814, des Mamelouks de Marseille seront victimes d’exactions comme « bonapartistes » (p.84) tandis que d’autres accompagneront le corps expéditionnaire français en Algérie (p.102). Joseph Elie Agoub, né au Caire en 1795, enseigne l’arabe au Lycée Louis le Grand puis le français à l’École égyptienne créée en 1826 pour accueillir les étudiants boursiers de Mohamed Ali ; il deviendra poète romantique dans le sillage de Lamartine (p.85) tandis que l’égyptomanie prend son essor pendant la Restauration (p.87). L’imam des boursiers égyptiens, Rifa’a al Tahtawi s’immerge dans la culture française qu’il décrira dans son Or de Paris. De retour en Égypte, il supervise la traduction de centaines d’ouvrages français en arabe et crée le Journal Officiel. Il influencera des penseurs majeurs comme Mohamed Abdo (p.94). En 1902, Paris accueille le premier congrès des Jeunes Turcs avec des opposants arabes et arméniens (p.133). Plusieurs membres du Parti nationaliste arabe Al Fatat y avaient fait leurs études. En 1913, la Société de Géographie abrite le Premier Congrès arabe aves Charles Debbas, futur président libanais. Plusieurs des participants seront pendus à Beyrouth en 1916 (p.135). Dans l’entre-deux guerres, le Quartier Latin devient l’épicentre de la vie intellectuelle arabe avec les futurs fondateurs du Baath, Michel Aflaq, Salaheddine Bitar, Zaki Al Arsouzi (p.145). Au début des années 1920 Doria Chafiq (1908-1975), première boursière égyptienne, fondera la revue féministe Le Femme Nouvelle (p.146). Les années 1970 et 1980 voient le développement d’une production militante berbérophone qui bénéficie en France d’une grande latitude contrairement à l’Algérie (p.177). Paris voit se transposer en son sein les sociabilités rendues difficiles à Beyrouth, au Caire, à Bagdad (p.209). Des rédacteurs arabophones créent à Paris le journal arabe Birjis Baris, L’Aigle de Paris (1859-1866) et à Alger, Al Moubacher, diffusé en France (p.106). Le journaliste libanais Farès Chidiaq (1805-1887) écrit sa biographie La Jambe sur la Jambe (1855) à Paris, se liant d’amitié avec Victor Hugo (p.107). Sous la IIIe République, Paris devient le refuge de l’opposition de nombreux pays arabophones, turcophones (p.116). Le damascène Adib Ishaq publie à Paris le journal égyptien Misr Al Qahira (p.118) ; le Libanais Francis Marrache, fonde en 1882 Kawkab al Machriq (p.117), le Persan Jamaleddine El Afghani avec l’Égyptien Mohamed Abdo fondent Le Lien Indissoluble en 1894 pour un lectorat arabophone musulman (p.119). Jacob Sanua, qui crée Abou naddara, L’Homme à lunettes, au Caire en 1877, continuera pendant 32 ans à le publier de son exil parisien (p.120). Georges Samné et Choukri Ghanem publient la revue Correspondance d’Orient (1908-1945). En 1975, la guerre civile au Liban provoque un déplacement de la presse panarabe vers la France (p.201) et vers Londres. En 2024, une grande partie des universités publiques et privées offrent des cours d’arabe (p.200).

Dans le domaine de la littérature arabe, le Libanais Gibran Khalil Gebran, auteur du Prophète, vécut de 1908 à 1910 à Montparnasse où il étudiait la peinture (p.130). Futur ministre de l’éducation, l’Égyptien Mohamed Hussein Heykal, qui obtient son doctorat en droit à Paris, y écrit Zeynab considéré comme le premier roman réaliste arabe (p.153). Mohamed et Mahmoud Teymour, Taha Hussein, dont André Gide signera la préface de son Livre des Jours (p.154), Tawfiq al Hakim, Ramsès Younane, Georges Henein (p.165) auront vécu à Paris. Nasser provoque le départ forcé des minorités levantines dont Edmond Jabès, Joyce Mansour, Andrée Chédid, Albert Cossery qui font du français la langue d’écriture (p.225). Le dramaturge syrien Saadallah Wannous (1941-1997) verra sa pièce Rituel pour une métamorphose entrer au répertoire de la Comédie Française (p.219). Tahar Ben Jelloun obtient le Prix Goncourt en 1987 pour La nuit sacrée (p.205) et Amine Maalouf en 1993 pour le Rocher de Tanios avant d’être élu Secrétaire Perpétuel de l’Académie Française en 2023 (p.229).  Les éditions Sindbad, créées par P. Bernard offrent en 2024 un catalogue de plus de 500 titres (p.194). Le monde universitaire français s’ouvre également à partir des années 1950 aux spécialistes arabes des sciences humaines et sociales comme les Égyptiens Anouar Abdellamek (1924-2012), Rochdi Rached né en 1936, historien des sciences arabes médiévales, le philosophe Mohamed Arkoun (1928-2010) ; les Libanais Ghassan Salamé, né en 1951, l’islamologue tunisien Mohamed Talbi (1921-2017) ou Ziad Majed, né en 1970 (p.198).

Les lecteurs intéressés par les liens séculaires entre la France et les pays arabes apprécieront cette somme érudite et passionnante, complétée par une copieuse bibliographie (p. 239 à 247).