Prophète en son pays

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


Ce livre est avant tout un livre d’éducation, éducation d’un chercheur qui décida très tôt de s’orienter vers les études de sciences politiques sur le monde arabe contemporain, et de fonder son savoir sur la pratique de la langue arabe, exigence qui en ces temps ne paraissait pas particulièrement s’imposer au sein de l’université française. Il a été ainsi donné à Gilles Kepel de suivre le développement de l’islamisme politique à partir de deux faits. L’un fut un événement spectaculaire : l’assassinat du président Anouar al-Sadate en 1981 par un fanatique issu des Frères musulmans. L’autre fut au contraire la progression, à bas bruit, du phénomène d’islamisation des banlieues françaises. Par la suite, chacune des manifestations du même ordre, objet d’une enquête de terrain, a été jalonnée d’un livre, soit vingt ouvrages en quarante ans (1984-2024), consacrés à l’épisode d’al-Qaïda et aux guerres d’Afghanistan aussi bien qu’aux attentats en France de 2015, le dernier évoquant le pogrom du 7 octobre 2023 par le Hamas.

Ces livres, dont l’auteur reprend à chaque fois la genèse et les controverses qu’ils suscitèrent, reconstituent à eux tous une évolution historique de ce qu’on eût appelé au XIXe siècle la question musulmane, vue à travers l’itinéraire personnel, politique et universitaire, de leur auteur. On espère que celui-ci en tirera un jour une grande synthèse, mais Prophète en son pays en fournit déjà une intéressante préfiguration : comment a évolué l’islam radical depuis quarante ans ? comment peut-on en faire l’analyse ?

Que Gilles Kepel, au cours de ces années, ait contribué à éclairer sur ces sujets tous ceux qui voient dans l’islamisme un élément majeur de l’évolution des sociétés contemporaines, est une évidence. C’est à lui qu’on doit la relative diffusion de concepts qui aident à appréhender la réalité musulmane contemporaine, même si certains, comme celle de « jihadisme d’atmosphère » ont pu, en dépit de l’auteur, favoriser une certaine paresse intellectuelle. Une autre évidence, qu’il souligne, et que la participation à ces recherches ne fut pas sans dangers, et tout d’abord, des dangers pour la propre vie du chercheur, témoin la protection policière qui lui fut accordée durant dix-sept mois. Mais il encourut aussi les sanctions venant de l’intolérance d’une partie du milieu universitaire, prompt à dénoncer dans une vision lucide une pensée incorrecte, la dernière action menée contre lui ayant consisté à supprimer son enseignement à l’École Normale supérieure.

Enfin, le caractère privilégié de ses relations avec tel ou tel chef d’État ne lui ont pas permis de susciter la création d’une Fondation susceptible de mener des enquêtes développées.  Au total, Gilles Kepel, malgré la notoriété méritée que ses travaux lui ont fait acquérir, laisse transparaître une certaine amertume dont témoigne le titre même de son livre, qu’il convient de prendre comme une ironie.