Le Vietnam, de la protection de la France à l'influence américaine : 1953-1956 : translatio imperii

Recension rédigée par Marc Aicardi-de-Saint-Paul


Lorsque la fin de la présence française en Indochine fait l’objet de recherches et de publications, tout au moins en France, le parti pris idéologique l’emporte bien souvent sur le cours des évènements tels qu’ils se sont véritablement déroulés. Les Américains qui prirent le relais de l’ancienne puissance tutrice au plan militaire, puis politique, se retrouvent aujourd’hui encore dans la même situation tant la guerre de décolonisation devenue un conflit Est/Ouest, sera perçue comme une « salle guerre ». Le prisme à travers lequel la période 1953-1956 est évoquée, n’est que le reflet de la défiance d’une ancienne grande puissance en déclin, la France, vis-à-vis de l’« hégémonisme » anglo- saxon, américain en l’espèce. Les préventions du général De Gaulle à l’égard du leader du « monde libre » dès 1945 et sa détestation de la IVe République rendront inaudibles les tentatives d’explications de cet épisode de notre histoire de manière cartésienne et apaisée.

François David, agrégé d’histoire, ancien élève de l’École normale supérieure, professeur de relations internationales et spécialiste des relations transatlantiques dans les domaines diplomatique, militaire, du renseignement et des interdépendances politico-culturelles, était bien armé pour évoquer l’époque charnière de la passation de flambeau entre la France et les États-Unis au Vietnam.

Son ouvrage envisagé chronologiquement, comme il se doit, lui permet de mieux mettre en évidence les différentes étapes du crépuscule de la « perle » de l’Empire français d’Asie et de la montée en puissance de son partenaire/successeur, les USA. Car en à peine six ans, la donne a changé à de nombreuses reprises, sur le plan diplomatique, militaire et de politique intérieure vietnamienne.

Pour comprendre les actions des différents protagonistes qui incluent bien évidemment l’implication des Nord-Vietnamiens et leurs alliés chinois, il était indispensable de maitriser la politique intérieure française menée par la IVe République, caractérisée par une instabilité chronique et des points de vue contradictoires. Une connaissance fine du système politique américain, dont les élections présidentielles se répercutent sur leur engagement international, était également capitale. De plus, le rôle des différents intervenants : l’Executive Office of the President, le National Security Office (NSC), la CIA, ou l’Office of Management and Budget ; le Secretary of State, qui élabore les grandes orientations avec des Deputy Secretaries, le Department of the Treasury, le Department of Defence (DOD), sans oublier le Congrès doivent être pris en compte si l’on veut comprendre la politique étrangère américaine.

L’auteur maitrise parfaitement la spécificité des deux systèmes de gouvernance, française et américaine, pour tenter d’expliquer, à la fois les principes et les inflexions des deux acteurs occidentaux dans ce conflit.

Dans son introduction, François David replace la « question vietnamienne » dans son contexte, celui de l’après seconde guerre mondiale dans lequel les appétits de l’URSS menacent le monde démocratique. A l’évidence, les anciennes puissances coloniales n’ont plus les moyens de maintenir leurs empires et la doctrine du Président Truman acte une nouvelle doctrine consistant à reprendre le relais ou le « fardeau » de la résistance aux appétits soviétiques et chinois. Le retrait des Britanniques de ses possessions outre-mer s’est effectué globalement relativement tôt et sans trop de perturbations, mis à part aux Indes, en Malaisie ou au Kenya. Quant à la France, qui tenta de « conserver des points d’appuis militaires, économiques et politiques » plus longtemps, elle aura plus de mal à se séparer de l’Indochine, comme de l’Algérie. Épuisée moralement et militairement, politiquement affaiblie par la valse des cabinets caractéristique de la IVe République, la Métropole tenta de repousser l’inéluctable, alors qu’elle n’avait aucun projet dynamique en phase avec les réalités en Indochine.

Comme le souligne à plusieurs reprises François David, et à contre-courant de la quasi-unanimité de l’échiquier politique français, les États-Unis n’étaient pas animés, sauf pendant les présidences Roosevelt et Truman, par un anticolonialisme forcené. D’ailleurs, le Président Dwight Eisenhower et son Secrétaire d’État John Foster Dulles multiplièrent les déclarations « plus en faveur d’une présence française outre-mer de longue durée ». L’auteur rappelle la vista géopolitique des USA qui consistait à avoir des « alliés vigoureux » et prônait « un multilatéralisme à caractère idéologique répondant à la devise de l’indépendance dans l’interdépendance ». C’est donc par défaut que malgré des réticences, l’administration américaine s’engagea à prêter main forte aux Français, puis à s’impliquer dans la défense du Sud-Vietnam.

La collaboration entre les deux alliés occidentaux souffrit d’un manque de confiance mutuelle au gré des changements politiques à Paris, divisée entre partisans d’un retrait rapide (Paul Reynaud, Mendès France) et ceux de l’Union française (Georges Bidault). Les finances de la France étant exsangues, la tentation d’utiliser une partie de l’aide financière américaine destinée à l’effort de guerre en abondant le budget de l’État, fut à juste titre, critiquée par son allié.

Tout au long de son ouvrage, François David relate les relations en dents de scies entre les deux partenaires qui, s’ils étaient d’accord sur l’essentiel, à savoir la lutte contre le communisme et l’établissement d’un Sud-Vietnam pro-occidental, n’en avaient pas moins des divergences de vue notables : sur l’évolution politique de ce nouvel État, la permanence de l’influence française, la gestion de la guerre ; en particulier sur le débat relatif au plan Navarre soutenu par le Pentagone, alors que Pierre Mendès France faisait preuve de défaitisme et voulait négocier avec le Viet-minh. Toutefois, les positions des multiples acteurs tant politiques que militaires changeant régulièrement, le même général Navarre conçut l’opération Dien Bien Phu sans aucune concertation avec le Pentagone. La partition de l’Indochine étant actée à la conférence de Genève, malgré l’opposition des États-Unis, ces derniers se mirent en quête de nouveaux alliés pour contrer la « menace d’une Asie rouge ». C’est dans ce contexte que fut créée à Manille en septembre 1954, l’OTASE (Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est) frère jumeau de l’OTAN. Toutefois, cette nouvelle alliance ne sera pas d’une grande aide pour les États-Unis, tant le déficit stratégique et opérationnel de cette organisation était patent.

A fleurets mouchetés, les Français et les Américains s’opposèrent sur leur rôle respectif au Sud Vietnam au plan politique et militaire. Les premiers essayaient de perpétuer leur influence, alors que les seconds considéraient qu’il était désormais temps de prendre la relève de l’ancien colonisateur.

 Les péripéties, les retournements de situation pendant ces trois années charnières : 1953-1956, furent tels que tenter de rendre compréhensible cette période si dense en implications multiples et diverses était une gageure, surtout en 230 pages.

C’est pourtant ce qu’a réussi François David, de façon didactique, avec de nombreuses références d’archives. Il a su analyser avec une grande pertinence cette situation complexe pendant laquelle une puissance triomphante vint prendre le relais d’un Empire en déclin, dans un souci d’impartialité qu’il convient de saluer.