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Les troupes coloniales : une histoire politique et militaire

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Recension rédigée par Jacques Frémeaux


Ce livre se présente comme un vaste, et jusqu’ici inégalé, travail de synthèse sur les troupes coloniales françaises. Il s’agit plus précisément des unités qui furent longtemps connues comme constituant « la Coloniale ». On entend par là l’ensemble des contingents ayant vocation à servir dans les dépendances d’Afrique noire, de Madagascar, d’Asie et du Pacifique, que les soldats qui les composent aient été recrutés en France ou qu’ils soient originaires de ces colonies. Ces troupes, longtemps rattachées (jusqu’en 1900) au ministère de la Marine (d’où le nom primitif de Troupes de marine), doivent être distinguées de celles qui formaient l’autre composante des armées françaises d’outre-mer, l’armée d’Afrique, avec les troupes d’Afrique du Nord, Algérie-Tunisie (19e corps d’armée), et du Maroc. Le livre réussit bien à s’en tenir à son objet principal, les troupes coloniales, sans s’interdire de souligner (et elles sont nombreuses) les rivalités et complémentarités avec l’armée d’Afrique. En quatre grandes parties et douze chapitres dont l’intitulé de chacun indique très précisément et souvent très heureusement le contenu, l’auteur reconstitue l’histoire de ces troupes au cours de la période qui va de l’expansion coloniale après 1870 jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie.

Rien n’est plus loin d’un quelconque « livre d’or » que le travail fouillé qui est présenté ici. Le but du livre n’est pas seulement de reprendre la genèse des unités et des campagnes qu’elles ont menées ou auxquelles elles ont été associées, bien que de nombreuses pages évoquent avec précision les opérations menées outre-mer et les engagements dans les deux guerres mondiales. Julie d’Andurain a voulu aussi reconstituer la démarche qui amena les responsables politiques français à organiser ces troupes, en les intégrant à la fois au projet colonial élaboré par les Républicains à partir de la fin des années 1870, et aux préoccupations générales de la Défense nationale. Sa connaissance, sans cesse approfondie, des institutions militaires françaises et de l’histoire impériale lui ont permis de mener à bien cette tâche difficile.

Il est bien montré comment fut forgé un outil d’abord destiné à la conquête et à l’occupation des colonies, avec un mélange de troupes « blanches » et de troupes « de couleur ». Dans la période « héroïque » de l’expansion coloniale (1879-1900), les initiatives des officiers, confrontés à des milieux inconnus et difficilement pénétrables, comptèrent au moins autant que les intentions des états-majors. La nature des opérations et le maniement de troupes dites « indigènes » impliquèrent des compétences spéciales de la part des officiers commandant marsouins (fantassins) et bigors (artilleurs) français, et tirailleurs de toutes nations, sénégalais, malgaches, tonkinois, annamites … Contrairement à une idée reçue, il fallut compter avec les dynamiques des sociétés locales qui ne fournirent jamais des guerriers (souvent accompagnés de leurs familles) sur de simples injonctions mais au prix de transactions qui contribuèrent à de nouveaux rapports de force locaux.

Mais c’est également dans la politique qui consista, au début du XXe siècle, à préparer, à partir de cette armée prioritairement destinée à l’outre-mer, un instrument utilisable dans un conflit européen que s’affirma l’originalité de l’entreprise. La nécessité de pouvoir compter sur les troupes d’outre-mer pour renforcer l’armée de métropole suscita un certain nombre de projets de fusion que les responsables des troupes coloniales, forts de la spécificité de leurs missions, réussirent à écarter, même si en 1900 elles furent rattachées au ministère de la Guerre, tout en conservant une direction spéciale. Avec l’application de la conscription, la Première Guerre mondiale acheva de constituer l’outre-mer en ressources de personnels pour une France à la démographie affaiblie. Cet apport, en dépit de toutes ses limites, permit à la France Libre, puis aux armées de la Libération, de faire partiellement oublier l’effondrement de 1940, et de faire figurer la France au nombre des vainqueurs. Une contribution importante fut encore demandée lors des guerres d’Indochine et d’Algérie. Même si la présence des contingents asiatiques, puis africains disparut avec les indépendances, les contingents des Troupes de marine, maintenues après 1962, continuèrent à tenir une place importante au sein du dispositif orienté vers l’extérieur. 

Le livre montre aussi que, si l’armée française eut des troupes coloniales, en nombre et en qualité, elle n’eut jamais une véritable armée coloniale. Les décideurs eurent tendance à voir essentiellement dans l’Empire un réservoir d’hommes, voire de main-d’œuvre, plutôt que d’en faire un ensemble cohérent capable de tire profit des grands espaces maritimes et terrestres. On a la preuve de cette limitation en 1940 quand les partisans de continuer la guerre se trouvèrent isolés face à ceux qui soutenaient le choix de l’armistice. Il faut dire que la capacité navale française, paradoxalement, avait diminué à mesure que s’accroissait l’empire, reléguée de la seconde à la quatrième place mondiale, et que l’aviation coloniale n’avait guère été développée, pas plus que l’aéronavale. Charles de Gaulle, qui avait refusé la défaite, dut, pour soutenir l’effort de la France Libre, demander à l’AEF des efforts trop méconnus, tandis que Georges Catroux se trouvait forcé de le rejoindre après avoir échoué à maintenir l’Indochine en guerre, face aux exigences japonaises.

Cette histoire ne peut faire abstraction des individus, chez lesquels la nécessité d’agir loin de la métropole, avec des communications faibles, voire inexistantes, encouragea l’esprit d’initiative. Nombre de personnalités se dégagent, loin de la légende dorée, depuis Joseph Gallieni, Henri Gouraud et Charles Mangin jusqu’à Jacques Massu, en passant par des noms moins connus, mais tout aussi importants, comme celui du général Jules Bürher. Des développements particuliers sont également consacrés à des unités spécialement emblématiques, comme les tirailleurs sénégalais créés par Louis-César Faidherbe et 1857, et les « para-colo » à la tête desquels s’illustra Marcel Bigeard. L’auteur ne néglige pas enfin d’évoquer les pages sombres de cette histoire, et notamment l’épisode de la répression démesurée, on peut dire scandaleuse, de la mutinerie des soldats africains en instance de démobilisation au camp de Thiaroye (décembre 1944).

On espère que Julie d’Andurain étendra son étude aux soixante ans (1962-2024) qui ont vu les Troupes de marine très sollicitées, soit pour tenir garnison dans les divers départements et territoires d’outre-mer, soit pour participer à de très nombreuses opérations extérieures.

Dès à présent, son ouvrage mérite de figurer au premier rang des ouvrages de référence des spécialistes d’histoire d’outre-mer.