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La franc-maçonnerie dans la Tunisie coloniale : saga de la loge l'Aurore du XXe siècle ...

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Recension rédigée par Nathalie Cassou-Geay


Société secrète, groupe initiatique, assemblée de pouvoir agissant dans l’ombre… la franc-maçonnerie n’en finit pas d’attirer, de questionner et d’attiser la méfiance. En cause vraisemblablement, ses rites, ses codes et son vocabulaire, empreint de mystères. La franc-maçonnerie n’est pourtant pas une société si secrète que cela ; il s’agit plutôt d’une société « à secrets », selon les termes de Roger Dachez : les loges sont connues et déclarées, les frères peuvent se révéler ouvertement franc-maçon. Mais dans un souci éthique, un frère ne peut divulguer le nom de ses compagnons, ni les propos échangés lors des tenues : les séances doivent être et rester des temps durant lesquels la parole s’exprime en toute liberté.

Cependant, ce n’est pas le volet « initiatique » - par ailleurs largement documenté par de nombreux auteurs, initiés ou non, et par des maisons d’édition spécialisées - qui intéresse ici Hedi Saidi, mais son aspect philosophique et politique.

Historien, docteur en sociétés contemporaines du Maghreb, Institut Maghreb-Europe (Paris VIII), Hedi Saidi s’est penché sur les nombreux cartons des archives de la loge du Grand Orient de France - notamment celles restituées par la Russie en 1999 - pour retracer, à l’aide des nombreuses correspondances, les procès-verbaux et autres documents administratifs, l’histoire et l’impact de la loge « L’Aurore du XXe siècle », fondée à Bizerte en Tunisie, en 1900. Quels étaient les membres de cette loge ? Quelles étaient leurs motivations ? Quel impact les francs-maçons ont-ils eu sur la politique coloniale en Tunisie à l’époque ? C’est à ces questions que l’auteur tente de répondre.

Au-delà de son volet initiatique, la franc-maçonnerie, et en particulier la loge « L’Aurore du XXe siècle », « se revendique héritière du siècle des Lumières, elle s’engage à faire mieux dans la transmission de la tradition philosophique. Elle mène sans relâche combat pour la solidarité et la démocratie, la lutte contre le fanatisme, la lutte pour les libertés et le développement de la fraternité. » (p. 121) ; la franc-maçonnerie est donc motivée par une éthique républicaine, démocrate, humaniste et profondément anticléricale - ce qui lui vaudra sa mise au ban par l’Église catholique. Comment coexister dans un pays musulman, dans lequel la religion ne peut être remise en question ? De fait, les loges maçonniques seront, dans un premier temps, fréquentées dans une écrasante majorité par des colons ; la mixité n’apparaîtra que plus tardivement et empreinte malgré tout d’une hiérarchie sociale et raciale, en contradiction avec les préceptes même d’égalité des frères maçons - « Bien que les loges maçonniques aient parfois été des espaces de rencontre et de dialogue entre les colons européens et les populations indigènes, elles ont aussi reflété et reproduit les inégalités et les injustices de l’ordre colonial. » (p. 167).

Composée de membres influents, la franc-maçonnerie atteint, notamment au cours de la IIIe République, des postes de pouvoir propres à agir comme autant de leviers décisionnels. Pour autant, des nombreux ateliers de réflexion mis en place durant ses décennies d’existence, rares sont les recommandations émises qui auront été appliquées. Les revendications, les idées - pour certaines totalement avant-gardistes, comme la remise en question de la colonisation elle-même, thème récurrent des loges du Maghreb - ne provoqueront guère de réaction en Métropole. Malgré leurs motivations humanistes, les francs-maçons affronteront un mur de silence ou de désintérêt. « Assistante sociale de la colonisation », la franc-maçonnerie était un observatoire privilégié des réalités de terrain ; malgré ses idéaux humanistes et son dévouement, les résultats n’auront pas été à la hauteur de ses ambitions.

De plus, comme tout groupe humain, les loges subiront en interne des dissensions, des abus, qui ne joueront guère en valeur de leur image. L’auteur évoque notamment la présence de francs-maçons antisémites qui utiliseront les loges et leur influence pour diffuser leurs messages haineux et attirer des comparses. Cependant « de tels individus représentent une minorité au sein de la franc-maçonnerie, et (…) la grande majorité des francs-maçons rejettent fermement toute forme de discrimination, y compris l’antisémitisme. » ( p. 178).

Cet essai, fruit d’une recherche assidue dans les archives, a l’intérêt de porter un éclairage inédit sur la gestion de la colonisation et l’action d’une communauté symbolique. Malheureusement le propos est gâché par un rendu éditorial peu consciencieux : grands nombres de coquilles, lourdes répétitions…

Un soin plus attentif et une structure plus rigoureuse auraient indéniablement permis à cet ouvrage de gagner en lisibilité et en pertinence.