Retour aux recensions du mois

Nigeria : la fabrique de la malédiction du pétrole dans le delta du Niger

Télécharger au format PDF
Recension rédigée par Dominique Barjot


Directeur de recherche à l’Institut de recherche à pour le développement (IRD), Marc-Antoine Pérouse de Montclos travaille sur les conflits armés, notamment en Afrique. Ayant vécu plusieurs années au Nigéria, en Afrique du Sud et au Kenya, il a produit de nombreux articles et un certain nombre d’ouvrages :Boko Haram : Islamism, Politics, Security, and the state in Nigéria, Tsehai, 2015 ; L’Afrique, nouvelle frontière du djihad ?, La découverte, 2018 et Un Djihad sans foi ni loi, PUF, 2002.

Le delta du Niger, correspondant à l’une des régions de la côte atlantique du Nigéria, fournit aujourd’hui à la France le dixième de son approvisionnement pétrolier, comme le rappelle l’introduction (p. 7-14). Lieu d’élection de l’éphémère république du Biafra, de sa lutte pour l’indépendance et de la guerre particulièrement meurtrière qu’elle entraîna, elle reste infestée de groupes armées et contrebandiers, autrefois trafiquants d’esclaves, aujourd’hui de pétrole. Pour beaucoup d’observateurs, le pétrole serait à l’origine des troubles récurrents affectant la région. Il constituerait une malédiction qui prédestinerait le Nigéria à devenir un exemple archétypal « de gaspillage financier, de gâchis industriel, de corruption endémique, de mauvaise gouvernance, de criminalité exacerbée et de violence sans fin ». Le constat est trop simpliste : les nombreux conflits de la zone ne se résument pas à une « opposition entre de « gentils » pêcheurs, de « méchants » soldats et les « affreux » capitalistes des multinationales du pétrole. Fruit de plus de trente ans d’enquêtes de terrain au Nigéria, le livre propose une approche originale fondée sur des entretiens semi-directifs, la mobilisation d’une considérable bibliographie, mais aussi sur l’exploitation raisonnée d’une base de données concernant les morts violentes et les accidents létaux tels que rapportés depuis 2006 au Nigéria.

Le livre s’organise en trois parties. La première décrit l’histoire du delta depuis l’indépendance du Nigéria en 1960 (« du bois d’ébène à l’or noir : une histoire mouvementée », p. 15-116). Elle obéit à un déroulement chronologique, selon six chapitres. Le premier s’intitule « premières effluves. De l’indépendance du Nigéria à la république du Delta (1960-1966) » (p. 17–31). Il traite du passage de la traite des esclaves à l’exploitation du pétrole, d’Isaac Boro et de la république du Delta (1966), de la sécession du Biafra et des controverses autour de la question du génocide. Le chapitre 2 « Des mirages au milieu de la bataille. La guerre du Biafra (1967–1970) » (p. 33–46) analyse le grand jeu des alliances, le pragmatisme des pétroliers, s’interroge sur le pétrole, « ressource du conflit ou obstacle à la guerre ? » et met en lumière les désaccords sur la redistribution de la rente. Le chapitre 3 « malédiction ou bénédiction ? de la ruée vers l’or noir à la crise économique et sociale (1971–1989) » (p. 47–60) : l’auteur revient sur les temps fort de la période, celui de la reconstruction, de la course incessante à la création d’États, du fédéralisme jacobin ou du soulèvement des évangélistes et des femmes nues.

Le chapitre 4 porte sur « Shell, le dictateur et l’écrivain. La révolte des Ogoni (1990 – 1999) » (p. 61–79) minorité en voie d’apparition, met en lumière les incertitudes du MOSOP (Movement for the Survival of the Ogoni People), révèle le caractère décevant de sa victoire, avant de s’intéresser au massacre d’Odi (entre 43... et 2483 Ijow tués par les troupes fédérales). L’affaire prend la dimension d’un « génocide » et provoque la rébellion des Ijow. Le chapitre 5 (« Militants ou pirates ? le basculement des Ijow dans la lutte armée (2000 – 2009 »,) p.81–98), pose la question : les Ijow révoltés sont-ils des militants ou des criminels ? La gravité de la crise qui secoue le Nigéria conduit à l’émergence d’un front uni des peuples du delta, le Mouvement for the Emancipation of the Niger Delta (MEND, 2006-2008), et débouche sur l’amnistie, controversée aujourd’hui, de 2009. Le Nigéria n’est cependant pas sorti de l’impasse (chapitre 6 « Le gangster et le parrain. De la criminalité ordinaire en démocratie depuis l’amnistie (2010–2020) », p. 99–116). La période voit en effet l’accès d’un Ijow à la tête du Nigéria : Goodluck Jonathan (2010-2015), auquel succède Muhammad Buhari (2015-2020) qui éveille l’espoir d’une alternance démocratique, vite déçue. Le « business de l’amnistie » conduit à l’institutionnalisation de la criminalité, notamment dans les États du Bayelsa et du Rivers.

            La deuxième partie étudie de façon plus précise le facteur pétrole dans les affrontements. (p.117–209). Elle vise à s’affranchir de l’analyse des tenants de la « malédiction » qui s’intéresse uniquement au rôle négatif joué par les ressources, « alors que les conflits politiques de la zone ne se résument pas à une compétition entre des communautés ou des multinationales ». Il n’existe pas d’opposition entre la société dite « civile » et l’alliance de l’État Nigérian et du grand capital. Au contraire, apparaissent de nombreuses convergences entre ces trois blocs travaillés par de nombreuses dissensions. C’est bien ce qui ressort de l’enchainement des chapitres : chapitre 7. « À la recherche du pétrole perdu. De la maladie hollandaise sous les tropiques » (p.119–138). Face aux analyses simplistes et biaisées, il convient d’effectuer une lecture pluraliste des troubles du Nigéria, de ne pas confondre « godfatherism » et démocratie et de révéler toute la complexité de la relation entre pétrole et violence. Le chapitre 8 démontre la fin de la trinité : l’État, les compagnies pétrolières et la société dite « civile » (p.139–153). Il faut tenir compte du rôle joué par les cult societies, gangs imposant des rites d’initiation à leurs adhérents, héritière des syndicats étudiants interdits par les juntes militaires dans les années 1980 et progressivement criminalisés (racket, prostitution, trafics de drogue notamment sur les campus). En revanche, si l’on peut parler de « l’irresponsabilité des pétroliers dans les violences », celles-ci ont contribué au banditisme en recourant aux milices et aux contrats de gardiennage. Enfin, il convient de souligner le rôle des syndicats, le secteur pétrolier étant le plus syndiqué du Nigéria, au point qu’il existe un fossé grandissant entre « l’aristocratie pétrolière du prolétariat » et les rebelles du delta conduits à enlever aussi des travailleurs nigérians et pas seulement des expatriés.

            Particulièrement intéressant est le chapitre 9. « Les entreprises publiques, les multinationales et les indigènes, des compagnies qui se suivent et ne se ressemblent pas. » (p.155–172). L’industrie pétrolière du Nigéria se caractérise en effet, sous l’angle de la production, par une diversité d’acteurs : les multinationales, les indépendants et indigènes, les entreprises publiques enfin. En effet, depuis 1999, s’est engagée une nigérianisation très politique, mais qui n’a débouché que sur des réformes inabouties. Cette situation fournit des clés d’interprétation des structures de pouvoir, comme le montrent les chapitres 10 « Régner sans gouverner : heurs et malheurs des sociétés acéphales » p. 173 – 192) et 11 « Diviser sans gouverner. Au-delà de l’ethnie » (p. 193–209). Dans ce puzzle ethnique qu’est le Nigéria, les Anglais ont mis en place, dans le cadre de l’indirect rule, des chefs de papier. Après l’indépendance, les politiciens les plus en vue ont recherché la caution des autorités coutumières « afin d’être anoblis au cours de cérémonie aussi dispendieuse que couteuses » (p. 183). À cet égard, « le cas de Warri apparait particulièrement symbolique » (p. 187). Les clivages persistent entre Ibo et Ijaw, tandis que la zizanie affecte souvent les rebelles. À l’épreuve de la ville et du politique, les identités ont conduit à recourir aux quotas, mettant en évidence les illusions de l’autonomie.

            C’est que « l’État est bien au cœur du problème » (partie 3, p. 211–296). Le chapitre 12 le montre bien : entre « le grand capital et le pouvoir politique », « l’alliance est turbulente » (p. 213–227), les « relations entre les pétroliers et l’État sont souvent « conflictuelles ». Tel est le cas en matière de responsabilité sociale des entreprises », conduisant ainsi de la complicité à la rupture. Le Nigéria souffre « d’un État défaillant prédateur et contesté » (chapitre 13 « le Léviathan des mangroves », p. 229-246). Il existe un sentiment général de dépossession et d’aliénation. La terre constitue l’enjeu crucial de la protestation. Or la justice est déficiente et le crime paie car règne l’impunité.

            Le chapitre 14 en analyse l’une des conséquences (« De la corruption comme système de gouvernement », p. 247-264). « Au royaume de la prévarication », le clientélisme généralisé présente ses mérites et ses inconvénients en fonction de perceptions à géométrie variable et explique largement les contradictions du discours sur la « marginalisation ». Une autre conséquence réside dans l’ampleur de la « Pollution. À qui la faute ? » (Chapitre 15, p. 265–281). Derrière tout cela, il y a « Une élite versatile » ...et ... « des revendications incohérentes et dispersées » (chapitre 16, p. 283–296). Les cas de collusion avec les rebelles ne sont pas exceptionnels. Selon les besoins, ces mêmes élites prônent l’indépendance, l’autonomie, le régionalisme ou le fédéralisme, pratiquant des arrangements au quotidien et conduisant ainsi à la balkanisation du delta.

            L’ouvrage débouche sur des conclusions plutôt convaincantes (p. 297–301). Depuis la proclamation d’une éphémère république du Delta en 1966, la région n’a cessé d’être l’objet d’affrontements relevant le plus souvent de la criminalité pure et simple (p. 297). En effet, la « démocratie maffieuse de la quatrième République a entraîné l’impunité des dirigeants véreux, la montée en puissance de milices et la prolifération de gangs armés » (p. 298), comme le montre bien l’exemple de l’amnistie de 2009. De même, les violences de la région ne se résument ni à un soulèvement contre les compagnies pétrolières, ni à des révoltes ethniques. Les facteurs de division du delta puisent leurs racines dans l’histoire longue du delta, bien avant l’arrivée de Shell au Nigéria. Certes les défis de l’exploitation pétrolière ont attisé les tensions en attirant des migrants, exacerbé les nationalismes ethniques et provoqué un affrontement généralisé autour du partage de la rente.

Vis-à-vis des revenus tirés de la production de pétrole, les différents protagonistes en compétition entretiennent des relations complexes. Les multinationales paient à l’État des impôts qui servent à financer les clientèles politiques et qui in fine unissent les acteurs du conflit autour d’un intérêt commun : la redistribution de la rente et la maximisation du profit. De ce fait, la focalisation sur l’industrie pétrolière occulte la profonde responsabilité des élites locales et du gouvernement fédéral dans les multiples crises du delta (p. 298). La malédiction des ressources n’est que le symptôme d’une mauvaise gouvernance. Une focalisation excessive sur le rôle des multinationales peut conduire à des erreurs de politique publique, en évitant par exemple de se préoccuper des malversations de la Nigérian National Petroleum Corporation (NNPC), laquelle n’a publié ses comptes qu’à partir de 2020, en vue d’une introduction en bourse, alors même que sa création remonte à 1977. De même la NEITI (Initiative Nigériane pour la Transparence des Industries Extractives) constituée en 2007, n’a pas cherché à inquiéter les dirigeants véreux qui détournent la rente pétrolière vers des comptes offshore (p. 299) ni à « questionner l’emploi par les gouvernements fédéraux et régionaux des ressources tierces de l’extraction d’hydrocarbures » (p. 299). Ce n’est qu’à partir de 2019 qu’elle s’est interrogée sur les niveaux de transaction de l’industrie, a émis des recommandations de politique publique et à tenter de mesurer le bunkering[1].

            En définitive, la solution à la crise du delta se trouve avant tout dans les mains des Nigérians, les compagnies pétrolières pouvant toujours partir : dans les année 2010, elles ont massivement désinvesti au Nigéria. Il convient de ne pas s’abandonner à la solution commode de tout imputer, comme le font un certain nombre d’ONG et de gouvernements écologiques, aux majors du pétrole commune Shell, Exxon Mobil, Chevron ou Total, ni d’oublier que des sociétés cotées en bourse sont plus sensible aux pressions diplomatiques médiatiques ou économiques qu’une entreprise publique comme la NNPC[2]. La crise du delta est en effet appelée à durer en raison « d’une insécurité persistante, d’une corruption endémique, de la lassitude des investisseurs et surtout des bouleversements d’une industrie sensée se reconvertir aux énergies renouvelable d’ici 2050 » (p. 301). Pour les populations du delta, « l’enjeu est de gérer la pénurie et non plus l’abondance des ressources » (p. 301).

            Le livre témoigne d’une grande érudition, appuyée sur des lectures nombreuses dont témoigne l’abondante bibliographie (p. 312–326), mais inégalement mobilisées. Faute d’une approche structuraliste et historique assez poussée, il est difficile de s’y retrouver dans la multiplicité des ethnies comme dans la liste impressionnante des personnalités citées. En revanche, l’ouvrage comporte un bon index nominum, une utile liste des acronymes, une bonne cartographie, une iconographique plutôt bien choisie et deux annexes (panorama des sociétés cultistes du Nigéria, p. 303–308, trois exemples de compagnies « indigène » (p. 309–311).

            L’avis est évidemment favorable pour un prix.                                                                         

 


[1] Détournement illicite de pétrole.

[2] . « Fin 2022, la NNPC ne reversait plus d’argent à l’État, mais ses revenus servaient plutôt à payer les subventions destinées à financer les importations de produits raffinés, afin de maintenir artificiellement bas les prix de l’essence à la pompe » (p. 301).