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Les opérations d'influence chinoises : un moment machiavélien

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Recension rédigée par Eric Meyer


Avec ce livre, vous aurez une mise au point exhaustive des agissements de la grande barbouzerie céleste sur les cinq continents, dans sa tentative « machiavélienne » (selon le mot des auteurs) de subjuguer la planète par tous les moyens, charme, espionnage, contrainte et coups de Jarnac. Composée par deux cadres de l’IRSEM (Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire), cette étude de plus de 700 pages devrait s’imposer comme une « Bible » incontournable du renseignement chinois. Plus spécifiquement, elle exprime l’effort inquiétant, on oserait dire le fanatisme du Parti communiste chinois à s’approprier en temps réel les secrets des nations - seul espoir à ses yeux de vivre et régner « 10.000 ans » selon la formule chinoise, de s’imposer au monde en brisant ou phagocytant les autres modèles politiques.

Basée sur une enquête menée à travers 18 pays entre 2018 et 2020, et sans doute des fichiers de la défense nationale, l’enquête puise abondamment dans des sources chinoises, mais aussi russes, anglophones et autres, naviguant ainsi avec aisance à travers les arcanes de l’immense administration chinoise.

L’ouvrage débute sur le constat de l’agressivité de cet effort chinois de pénétration des réseaux de sécurité, d’influence et de gestion internet des États-Unis, de l’Europe et du Japon entre autres. Chaque année davantage, des dizaines de milliards de yuans sont dépensés par la Chine pour mettre sur écoute ces puissances, hacker leurs sites, les inonder de fake news. Pourquoi ? Deux hypothèses sont avancées :

-la conviction au sommet du régime d’un déclin irréversible de l’Occident, d’une défaite inéluctable de la démocratie blanche et libérale, et

-l’hybris, l’arrogance de leaders aux pouvoirs illimités, courtisés par le monde entier du fait de leur croissance économique. Ce sentiment va de pair avec la fuite en avant de ces mêmes leaders, face à nombre de vieux problèmes qu’ils ne parviennent pas à régler, telle l’émergence de pandémies comme le COVID, le retour des religions et d’un secteur privé puissants, faisant de l’ombre à leur monopole du pouvoir.

La triple guerre :

Structuré en quatre parties - concepts, acteurs, actions et études de cas -, l’étude décrypte d’abord le cadre idéologique : en République populaire, tout est politique, hérité de Marx via l’URSS, et de Mao. L’espionnage est l’instrument du Parti avant d’être celui de la nation. Même en temps de paix, les services du Parti et de l’État ont pour mission permanente une triple guerre :

-guerre pour l’opinion (intérieure, et mondiale, pour refléter partout les choix du Parti et contredire toute approche concurrente) ; 

-guerre psychologique pour « façonner voire contrôler les capacités cognitives de l‘ennemi… et manipuler ses valeurs pour l’inciter à abandonner sa compréhension théorique, son système social et sa voie de développement »,

- et guerre sur le terrain du droit, national ou international, afin de le tordre dans le sens de la ligne du Parti.

Les acteurs :

L’immense panoplie des outils à disposition pour cette triple guerre froide débute par le « Front uni » (统一战线), coordination informelle et secrète de toutes structures hors-Parti, tels les groupes industriels ou de services, les 8 mini-Partis non communistes, les « associations patriotiques » officielles structurant chaque religion, l’enseignement, les sports... Par exemple, le Front fournit aux opérations étrangères ses couvertures, ses légendes, ses outils de noyautage, d’agit-prop’...

Avec ses deux millions d’hommes, l’APL (Armée populaire de libération) est impliquée à tous les échelons. A commencer par la mystérieuse « Base 311 », installée à Fuzhou (Fujian) face à Taiwan, pour concevoir l’essentiel des opérations de guerre psychologique contre ce « frère ennemi ». Cette Base est dotée de six départements, de neuf sous-unités, d’un secrétariat, pour un personnel gradé de chercheurs et d’ingénieurs. Elle compte aussi une maison d’édition, un centre de formation.

Le Parti participe à la triple guerre, en particulier par son département de la propagande qui définit les campagnes et actions de la ligne du pouvoir. Ce service de 200 à 300 hommes comporte 10 Bureaux et un budget annuel de 317 millions d’€.

Les actions :

Les actions d’influence sont programmées à long terme, tel le plan décennal « made in China 2025 », lancé en 2015 pour combler tout retard sur les puissances, dans dix filières à haute technologie. Compte aussi le plan « Une ceinture, une route » (一代一路) aussi dit « Nouvelles routes de la soie ». En 10 ans, moyennant 1000 milliards de $, ce plan a doté l’Afrique de 186 édifices publics, tel le siège de l’Union Africaine érigé en 2012 en Ethiopie à Addis Abeba (200 millions de $). Quelques années plus tard, il s’est avéré truffé de micros et « chevaux de Troie » qui retransmettaient de nuit vers Shanghai tout ce qui s’échangeait dans ce nœud de décision du continent noir. Ainsi, Pékin combinait un masque de « soft power » bienveillant sur l’Afrique, tout en suivant en temps réel ses conflits internes et ses projets, pour mieux la manipuler et la contrôler.  

Parmi les autres instruments prioritaires de contrôle du monde figurent les câbles sous-marins de communication, dont la Chine possède 11% du total (24% de ceux en cours de pose). Figure aussi le réseau de GPS chinois Beitou, et le groupe Huawei, après avoir conquis par ses prix imbattables plusieurs réseaux européens de téléphonie et d’internet (dont Allemagne, Espagne, Royaume-Uni, Pays Bas, Tchéquie, Hongrie). Par ses serveurs de confidentialité suspecte, les données secrètes de ces pays risquent de tomber dans l’escarcelle des ministères chinois et en cas de conflit, de se retrouver déconnectées et hors service.

La Chine côté jardin :

La Chine mise donc aussi sur une image séduisante d’une technologie de pointe, qu’elle a su s’approprier en quelques décennies de programmes de priorité nationale : satellites, TGV, bientôt sa gamme d’avions de ligne, son architecture futuriste, ainsi que ses navires-hôpitaux à envoyer ostensiblement vers des régions mondiales victimes de catastrophes. Cette image bienfaitrice de la Chine comprend une offre globale d’éducation : en 10 ans, 50.000 bourses offertes pour des études en universités chinoises… Tout cela doit promouvoir la réputation de « soft power » de la Chine comme partenaire fiable du monde. Elle correspond grosso-modo, selon nous, au projet de Deng Xiaoping, successeur de Mao qui visait la coopération et une place parmi d’autres puissances dans un monde en paix.

La Chine côté cour :

D’autres instruments sont mis en place dans le but inverse : d’infiltrer et contraindre. Parmi ceux-ci comptent ces commissariats clandestins disséminés à travers les cinq continents pour faire appliquer la loi chinoise contre la loi locale, et notamment traquer les fugitifs partis refaire leur vie avec un pactole souvent mal acquis. Ces dernières années, pas moins de 102 de ces officines ont été épinglées dans 53 pays. Hors radar, parfois protégés par un statut diplomatique, Elles ont tous pouvoirs. En France, par l’intermédiaire du Front Uni, elles se cachent sous l’enseigne de la Fédération des entreprises du Fujian. De ces commissariats, d’innombrables cas de menaces, séquestrations, viols et cyberattaques ont été dénoncés, et 230.000 transfuges ont été « convaincus » de retourner au pays « de leur plein gré », souvent pour y être jugés pour détournement de fonds.

Obligatoirement publics, les médias chinois sont grassement dotés depuis dix ans pour influencer hors frontière : en Afrique, Amérique Latine, Asie centrale et du Sud-Est, 70 stations de China Radio International émettent en 65 langues. A travers ses 70 stations, CGTN (China Global Television Network) emploie 10.000 agents à fournir des émissions dans 140 pays. China Daily, le quotidien papier anglophone aux multiples éditions locales et internationales imprime à 900.000 copies par jour et se targue d’un lectorat de 150 millions. D’autres groupes comme Chine Nouvelle ou China Media Group distillent leurs nouvelles auprès de dizaines de millions de lecteurs.

Un internet hors pair :

Au niveau des réseaux sociaux, la Chine est également à la pointe du progrès et du succès mondial. WeChat, techniquement plus avancé et versatile que Whatsapp, a su séduire hors Chine des centaines de millions de clients et un milliard sur son marché intérieur. Il est le meilleur atout du régime pour contrôler les Chinois de l’étranger et leurs médias libres - que le régime s’efforce par ailleurs de racheter petit à petit. Le petit dernier des portails sociaux, Tiktok (avatar de Bytedance à l’étranger) suscite autant d’inquiétude des autorités hors frontières que d’enthousiasme parmi la jeunesse mondiale, avec ses petits clips drôles et déjantés et la plage de liberté dans laquelle cette tranche d’âge se reconnaît. Mais pour la censure chinoise, Tiktok offre des ressources en or : il permet de saisir tout mouvement du clavier du jeune utilisateur, tel son mot de passe et sa carte de crédit. Son algorithme lui permet de supprimer ou modifier des messages, des témoignages négatifs - rien qu’en Chine, Bytedance emploie à cet effet 20.000 jeunes « flics » en blue jeans, à peine sortis de l’université.

Le lâcher des loups combattants :

Sur le front diplomatique, la Chine pousse ardemment son combat vers la reconnaissance de ses propres normes, voire l’abandon de celles internationales - la clé du contrôle des industries du futur.

Partout dans le monde riche, ses ambassadeurs « loups guerriers » poussent sans pudeur les pressions contre les journalistes et activistes, voire même les sénateurs et députés, par exemple quand ceux-ci, en France, osent programmer une visite à Taiwan. En cas de déclaration ou publication critique contre le régime, ses hommes en place portent très souvent plainte : ils perdent toujours, mais longtemps après, et les frais de justice à engager par les accusés pour se défendre sont si lourds, que cette perspective de poursuites décourage efficacement les critiques de la Chine. De la sorte, cette agressivité judiciaire sert de moyen d’intimidation, par le retournement habile chez l’adversaire d’un outil de la démocratie contre les démocrates.

On pourrait rallonger à l’infini la liste de ces outils :

- hors-Chine, les centaines de centres Confucius aux dizaines de milliers d’étudiants, qui relaient les slogans du PCC et sont redoutablement efficaces dans le contrôle à l’étranger des étudiants chinois,

-les journalistes et éditeurs nationaux voués corps et âme à la défense du régime et reprenant sans nuance ses prises de position (en France, ils ont nom Sophia Dressler, Maxime Vivas ou Pierre Picquart),

-les centaines de milliers de faux comptes sur « X », d’origine chinoise, pour influencer les masses occidentales,

-les détournements à prix d’or de dizaines de pilotes militaires anglais ou français pour offrir à l’armée de l’air chinoise un rattrapage aux techniques et outils les plus récents de combat aérien,

-les menées occultes auprès des indépendantistes néo-calédoniens dans l’espoir d’accaparer le nickel de l’île et d’isoler l’Australie voisine,

-les tentatives de cliver l’Union Européenne en payant 14 pays de l’ex-bloc d’Europe de l’Est,

-ou l’effort pour déchirer Taiwan et y inspirer une majorité pro-Pékin…

Mais pour quel résultat ?

Or finalement, l’essentiel - peut-être pas assez affirmé dans l’étude -, est que ces immenses efforts, en dépit de leurs décennies d’investissement continu, n’aboutissent à rien ou presque. En Afrique comme au Sri Lanka, les citoyens comme les politiques finissent par comprendre que les « Routes de la soie » visent la prédation de leurs ressources et la vassalisation des États par le biais de la dette liée au chantier chinois : ils réalisent que tel projet n’est pas fondamentalement différent de l’approche des ex-puissances coloniales. Cette prise de conscience est exacerbée par l’épuisement des finances en Chine pour soutenir de nouveaux projets : depuis des années, le plan « ceinture et route » tourne au ralenti.

Vis-à-vis de la Chine, les Européens s’éveillent, sortent de leur angélisme et de leurs complexes d’anciens colonisateurs. Ils établissent des défenses contre le tsunami d’export automobile chinois qui se prépare (taxes compensatoires jusqu’à 40% sur les voitures électriques), et contre les rachats hostiles de leurs pépites technologiques. Les États-Unis font de même.

A Taiwan, la population accélère sa prise de conscience nationale, et la reconnaissance que langue partagée n’implique pas nation partagée. La Chine a même perdu l’appui du Kuo Min Tang qui à l’origine militait pour la réunification.

Tous ces échecs en dépit des immenses moyens engagés, trahissent en fin de compte des limites conceptuelles au sein du Parti, l’incapacité d’une administration très disciplinée et idéologisée, à se mettre « dans la peau » de ceux qu’elle veut influencer. Selon la formule des auteurs, la Chine apparait comme « son meilleur ennemi en matière d’influence ».

Se penchant sur la coopération avec la Russie dans cette guerre d’influence sur le monde, l’étude note que c’est depuis 10 ans, sous Xi Jinping, que la Chine récuse la démarche coopératrice de Deng et retourne à une confrontation à la Mao, également suivie par Poutine. Cependant, selon les auteurs, Pékin semble « avoir copié les tactiques russes, mais sans en avoir les compétences ». « Les jeunes (recrutés par le régime dans cette guerre d’influence) apprennent les langues », disent-ils en citant un interlocuteur suédois, « mais pas les cultures, et font preuve de comportements inappropriés qui les desservent ».

La conclusion vient avec deux facettes, comme pour décrire une partie planétaire entre deux équipes, dont le score n’apparaîtra que dans une ou deux générations, quoique son enjeu soit nos libertés futures (en cela, la situation ressemble à un remake de celle de 40 ans en arrière, du temps où l’URSS finissante menaçait l’Ouest en hérissant les frontières du bloc de missiles nucléaires) :

- plus la Chine veut diviser l’Europe ou le monde, plus elle les unit. Mais pour assurer l’avenir, l’Europe va devoir davantage étudier la Chine, mieux la comprendre, et réduire au maximum sa dépendance économique et financière vis-à-vis d’elle.

- Cependant, il faut s’attendre dans les vingt prochaines années à voir la géante machine d’influence chinoise « monter en puissance et en sophistication » : A bon entendeur, salut !