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Le crépuscule des saints : histoire et politique du salafisme en Égypte

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Recension rédigée par Christian Lochon


Cet ouvrage propose une socio-histoire du salafisme égyptien dans les cercles savants du Caire des années 1920 jusqu’à la période la plus récente (p.10). En 1967, la défaite humiliante face à Israël marque le début d’un vaste mouvement de retour du religieux ou réveil islamique « Asahwa al islamiyya » (p.103). Avec Nasser, l’islam traditionnel devient un appendice du régime (p.108).

En Égypte, la religiosité populaire est exubérante (p.47) du fait des confréries soufies, armature incontestée de l’islam égyptien et de la célébration du mawlid du Prophète (p.50). Le nombre des mosquées y atteignait 108.000 en 2012 dont seulement 45.000 dépendent du ministère des Waqfs ; les autres, souvent privées, sont incontrôlables et donc disponibles aux contestataires (p.243). L’Université Al Azhar, fleuron de l’islam égyptien, fondée au Xe siècle, a imposé l’École asharite comme orthodoxie sunnite (p.17). En 1961, Nasser nationalise Al Azhar sur le modèle des autres universités avec des facultés profanes et une faculté de jeunes filles. Les enseignants sont fonctionnarisés ; le Cheikh d’Al Azhar, nommé par le président, devient grand imam (p.106) ; Ies sous-courants islamiques peuvent l’influencer sans jamais en ébranler le sommet (p.9) ; ainsi, les Ulémas salafistes glorifient Al Azhar alors qu’ils remettent en cause les doctrines qui y sont enseignées (p.99).

Le salafisme appartient à l’école théologique hanbalite qui dénonce les adversaires comme coupables d’innovation blâmable, accuse les acharites d’interpréter les attributs divins (p.17). Le hanbalisme survécut à Damas avec Ibn Taymiyya, à Bagdad (p.17) et avec Mohamed Ibn Abdelwahhab (1703-1792) dans le Nadj (p.18). Les wahhabites imposent le principe du « alwala’ walbara’ », allégeance et désaveu. La redécouverte d’Ibn Taymiyya au milieu du XIXe siècle à Damas et Bagdad (21) conduisit au mépris des Chiites appelés « rafida » parce qu’ils rendent un culte aux Imams et sont coupables d’associationnisme ou « chirk » (p.19). De même, les salafistes passent pour antichrétiens. Ainsi, le 1er janvier 2011, l’Église des Deux Saints d’Alexandrie est visée par une attaque terroriste qui fait 23 victimes ; les salafistes accusés de l’attentat sont arrêtés par centaines (p.258).

Le mot « salafi » est polysémique (p.95). Le salafisme est puriste ou politique ou jihadiste ou révolutionnaire (p.35). Le salafisme loyaliste, apolitique, refuse toute rébellion contre l’autorité. (p.218). Se dire salafiste, c’est prôner le retour aux fondements de l’islam (p.13). La Salafiya comme mouvement intellectuel constitué n’apparait qu’au XXe siècle avec une signification fluctuante (p.14). Salafisme désigne un idéal de pureté religieuse ou un renouveau politique dont le religieux est un moyen (p.15). Les influences d’Ibn Taymiyya et des wahhabites influencent la purification religieuse « salafiste » en Égypte à partir de 1920 (p.23), d’où les marqueurs du Salafisme qui sont le niqab, l‘interdiction de la mixité, le port de la barbe en broussaille et la moustache rasée comme le Prophète, le vêtement court, l’interdiction de la musique et des reproductions d’humains (p 25). Les salafistes disqualifient leurs adversaires en les accusant de « déviance », « inhiraf » (p.26). Rida, disciple syrien de Mohamed Abdo, partisan d’une approche rationalisante des textes sacrés, se passionne pour Ibn Taymiyya et l’Arabie wahhabite (p.55) ; Rida met à la disposition du public le « turath », production intellectuelle ancienne pour renouer avec l’histoire musulmane (p.59). Le roi Abdelaziz prend alors conscience du soft power de l’islam saoudien et subventionne les presses du Manar (p.62).

En 1970, on assiste à un réveil salafiste (p.104). A partir de la mort de Nasser, les étudiants, aux antipodes de leurs aînés, créent des groupes religieux à connotation salafiste ; les Jamaa Islamiyya qui s’unifient en 1977 (p.145) ; par les élections étudiantes, elles mettent la main sur le budget des syndicats officiels (p.146) ; ce qui leur permet d’offrir des polycopiés des cours aux étudiants, des moyens de transport gratuits aux étudiantes lorsqu’elles sont voilées (p.147) et d’organiser des pèlerinages à La Mecque (p.151). A partir des années 1990, le salafisme comme promoteur d’une religiosité militante se banalise dans la société égyptienne (p.226), réussissant son projet de redéfinir la normativité sunnite (p.228). Dans un contexte de retrait de l’État dû à l’économie ultralibérale, les réseaux de solidarité salafistes jouent un rôle essentiel dans la vie quotidienne des Égyptiens (p.237), d’autant plus que la relation avec le Golfe crée les conditions économiques favorables au salafisme égyptien (p.239). De 1985 à 1994, un Institut de formation des prédicateurs enseigne la résolution des litiges dans les campagnes (p.193). En même temps, l’Association la Prédication salafiste reçoit l’aide financière de l’Arabie Saoudite (p.27), du Qatar et du Koweït (p.86) pour propager le credo salafiste. Forte de 10.000 membres en 2.000, contrôlant un millier de mosquées (p.76), sa revue Al Hadi Al Nahawi diffuse l’idéologisation du salafisme, le combat contre les déviations, le soufisme (p.79) et même l’acharisme (p.81) tout en ayant des relations ambigües avec Al Azhar (p.92).

Les cadres publient les 3 volumes duRetour du Hijab et Preuves sur l’interdiction de serrer la main à une étrangère (p.172), s’appuyant sur les fatwas des cheikhs salafistes mais sans avoir obtenu aucun diplôme en sciences religieuses (p.172). Les chaînes satellitaires salafistes sont très regardées surtout pour les émissions historiques et les prêches marqués par l’hostilité au chiisme, au soufisme, aux chrétiens, à la musique et par leur vision conservatrice de la femme (p.270). En 2011, le salafisme, qui est à l’apogée de son influence, prétend défendre « l’identité islamique » (p.286). En mai 2011, le parti politique Al Nour se présente comme lié à la prédication salafiste et comme version salafiste de l’AKP (p.293). Comme la Loi l’impose, ce parti doit enrôler des chrétiens qui seront pour l’essentiel des Évangélistes (p.296). Aux élections parlementaires d’automne, Al Nour obtient avec deux autres partis salafistes 128 sièges sur 508, soit 25,2% des sièges (p.299). En 2012, les salafistes essaient d’empêcher les Frères d’accéder au pouvoir mais Morsi l’emporte avec 51% des suffrages (p.311). En 2013, le retour de l’armée au pouvoir fragilise les salafistes. Certains, sous l’étiquette Ahrar (Libéraux), veulent revivifier un salafisme révolutionnaire en vain (p.369). Quant à l’Arabie Saoudite, Mohamed Ben Salman brise les contre-pouvoirs existants et les salafistes loyalistes n’ont d’autre choix que de valider les décisions du prince (p.381).

Al Banna, instituteur à Ismaïlia, veut construire une société islamique, fondement d’un État islamique. Puisant dans la tradition sunnite majoritaire (p.28), il crée le Mouvement des Frères Musulmans avec un objectif politique tandis que les salafistes sont axés sur l’idée de pureté religieuse (p.34). A la mort de Rida, al Banna reprend Al Manar jusqu’en 1940 (p.97) et développe le concept que l’islam est une idéologie totale (chumuliyya) autant qu’une religion (p.93). Ce qui poussera Nasser, dès 1954, à s’attaquer aux Frères Musulmans.

Sayyed Qutb, exécuté en 1966, radicalise les thèses d’Al Banna en empruntant au Pakistanais Al Mawdoudi le concept de « hakimiyya », souveraineté divine, qui dénie le Régime constitutionnel (p.123). En 1973, Sadate triomphant va utiliser les Frères Musulmans comme force d’appoint contre les résidus du nassérisme (p.154). En 2012, le seul président civil d’Égypte, Morsi, sera un Frère Musulman mais il sera renversé quelques mois plus tard par le Général Sissi, chef du Conseil des forces armées qui deviendra président à sa place.

L’auteur estime que si le salafisme a remporté la bataille de la norme religieuse, l’utopie salafiste puriste et jihadiste a périclité. Mais le salafisme comme expression militante d’une profonde insatisfaction perdurera (p.382).

Le lecteur appréciera également dans cet ouvrage, fruit d’une dizaine d’années de recherche en Égypte puis en Turquie, la copieuse bibliographie (p.385 à 414), les notes de bas de page qui citent les livres en arabe consultés et un précieux index indispensable des noms, de personnes, de lieux, de groupes et d’entités.